Amanda Hess a l’habitude qu’on l’insulte. Chaque jour, cette journaliste américaine de 29 ans qui traite de sujets féminins et de sexualité reçoit des courriels et des tweets de lecteurs qui la traitent de salope, de chienne, de putain. Parfois, des internautes menacent de l’agresser sexuellement. Pendant longtemps, cette journaliste du magazine Slate, qui a aussi écrit pour le New York Times, le Los Angeles Times et le Elle américain, préférait les ignorer, comme le lui conseillait son entourage. «Tout cela est virtuel, après tout», lui disait-on.

À l’été 2013, un abonné de Twitter lui a toutefois envoyé une série de messages qui culminait avec cet avertissement macabre: «Je suis heureux de constater que nous habitons le même État. Je suis à ta recherche et, quand je vais te trouver, je vais te violer et te décapiter. Tu vas mourir et c’est moi qui te tuerai. Je te le promets.» Terrifiée, Amanda Hess a contacté la police. L’agent qui s’est présenté à sa porte, après l’avoir écoutée, lui a demandé: «C’est quoi, Twitter?»

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Constatant que les forces de l’ordre n’avaient ni l’envie ni la capacité de l’aider, la journaliste a cherché elle-même des solutions pour finalement s’apercevoir qu’il n’y en avait pas. Elle a aussi découvert qu’elle était loin d’être la seule à subir ce type de cyberattaques misogynes. «Tout ce qui m’est arrivé n’est pas exceptionnel en soi. Je suis seulement une femme avec une connexion Internet», a-t-elle écrit dans un très long reportage au titre révélateur: «Pourquoi les femmes ne sont pas les bienvenues sur le Web».

Son article, qui a été publié dans Pacific Standard, un magazine confidentiel, a suscité une commotion dans la blogosphère et des remous sur la scène nationale. Nous avons joint Amanda Hess chez elle, à New York, pour en apprendre davantage sur «la cyberguerre faite aux femmes».

Des chiffres troublants

«Aucune recherche ne confirme hors de tout doute que les femmes sont davantage harcelées sur le Web que les hommes, reconnaît la journaliste, mais j’ai mis la main sur des études qui pointent dans cette direction.» Des exemples? De 2000 à 2013, 4043 victimes de cyberharcèlement ont demandé de l’aide à l’organisme américain Working to Halt Online Abuse. Parmi elles, 70% étaient des femmes.

Selon le Pew Research Center, un groupe de réflexion qui étudie les tendances aux États-Unis, 42% des femmes qui s’inscrivent à des sites de rencontres disent recevoir des messages «peu rassurants et désagréables». Seulement 17 % des hommes rapportent la même chose.

De leur côté, des scientifiques de l’Université du Maryland ont créé de faux profils dans différents sites de clavardage. Ceux des femmes ont reçu en moyenne 100 messages violents ou sexuellement explicites par jour. Et ceux des hommes? Environ 4!

Enfin, selon des données fournies en 2009 par certains services de police canadiens, dans les affaires de cyberintimidation, 7 victimes sur 10 sont des femmes ou des jeunes filles.

Des témoignages effrayants

La bonne nouvelle: les femmes, surtout les blogueuses et les journalistes, sont de plus en plus nombreuses à dénoncer les pratiques des cyberagresseurs. La mauvaise nouvelle: leurs histoires ont de quoi donner la chair de poule. Parce qu’elle avait écrit ne pas avoir aimé le dernier film de Batman, la blogueuse Alyssa Royse a reçu ce message: «Tu es vraiment retardée, j’espère que quelqu’un va t’abattre, puis te violer.» Parce qu’elle s’attaque au sexisme dans les jeux vidéo, la blogueuse canado-américaine Anita Sarkeesian a été victime d’une virulente campagne de dénigrement sur le Web, dont des menaces de mort qui l’ont forcée à quitter son domicile et à annuler une conférence. Parce qu’elle a livré un vibrant discours à l’ONU sur l’égalité hommes-femmes, l’actrice Emma Watson a fait les frais d’une opération marketing dégoûtante: un faux site baptisé «Emma You Are Next» a menacé de dévoiler des photos de l’actrice nue, tout ça dans le but de générer des clics et des revenus publicitaires. Et pour aucune raison particulière, un internaute a terrifié Catherine Mayer, journaliste au magazine Time, en lui faisant croire qu’il avait placé une bombe devant sa maison.

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Le cas le plus médiatisé reste celui de Caroline Criado-Perez, une journaliste et militante féministe britannique, qui a lancé en 2013 une pétition demandant à la Banque d’Angleterre d’imprimer plus de visages féminins sur ses coupures. Quand l’institution a accepté d’immortaliser l’auteure Jane Austen sur ses billets de 10 livres, la journaliste a eu droit à un déferlement de messages haineux sur son compte Twitter, dont de nombreux comportaient une menace de mort ou de viol. À tel point que le réseau de microblogage a dû activer une fonction permettant de signaler les gazouillis indésirables. La mésaventure de Caroline Criado-Perez aura au moins servi à ça.

Avoir la paix en ligne: un droit?

Amanda Hess en a assez que les conséquences de la cyberintimidation soient minimisées sous prétexte qu’elle se déroule dans le monde virtuel. «Pour moi, c’est bien réel, affirmet- elle. Comme la plupart des gens de ma génération, je passe une grande partie de ma vie en ligne. Twitter, c’est l’espace où je rigole, où je me plains, je travaille, bavarde, procrastine et flirte.»

Elle estime que les victimes ne devraient pas porter le fardeau d’affronter seules leur cyberagresseur. «Quand elles décident de le traîner en justice, elles perdent du temps et de l’argent, ce qui n’est pas sans conséquence pour leur carrière et leur santé psychologique », soutient-elle. Sans compter que les résultats sont rarement au rendez-vous. En effet, l’anonymat derrière lequel se cachent les «trolls» – des individus qui publient volontairement des messages provocants sur le Web – contrecarre les poursuites judiciaires.

Des juristes américaines ont avancé une solution: transformer les lois pour faire de la cyberintimidation un acte criminel. Les peines encourues seraient alors plus lourdes, et les forces de l’ordre seraient davantage motivées à enquêter sur les infractions commises en ligne. Mais, Amanda Hess le concède, ce n’est pas demain qu’aura lieu cette petite révolution juridique, puisque l’anonymat demeure un obstacle majeur. Mais si le passé est garant de l’avenir, tout est possible. «Avant, on considérait que la violence conjugale n’était que le résultat de querelles d’amoureux et que le harcèlement sexuel au travail constituait un jeu de séduction inoffensif, signale-t-elle. Aujourd’hui, ce sont des crimes. Pourquoi ne pourrait-on pas rendre la cyberintimidation criminelle, elle aussi, afin de protéger la sécurité des femmes en ligne?

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De notre côté de la frontière

Les lois canadiennes ne seraient pas plus efficaces que celles de nos voisins du Sud pour contrer ce phénomène. «Elles ont été pensées pour le monde réel, où on peut retracer le présumé coupable en chair et en os, ce qui est pratiquement impossible sur Internet», fait observer Rachel Chagnon, professeure et chercheuse spécialisée en droit des femmes au département des sciences juridiques de l’UQAM.

La chercheuse indique qu’il existe cependant d’autres stratégies. Les utilisateurs des réseaux sociaux comme Facebook, Twitter et Instagram peuvent remplir des formulaires pour signaler les comportements abusifs d’autrui. Les images ou les commentaires visés par la plainte seront retirés si la demande est considérée comme justifiée. Une autre option, qui a été peu explorée jusqu’à maintenant, mais qui commence tout de même à donner des résultats, consiste à poursuivre les gestionnaires de sites ou de blogues pour complicité dans le crime. «Ce sont eux qui contrôlent les informations apparaissant sur leurs pages et qui laissent sévir des cyberagresseurs», explique Mme Chagnon. Dans tous les cas, la juriste invite les victimes à ne pas se taire. «Si on n’agit pas, les choses ne changeront pas.»  

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