«J’ai besoin du féminisme parce que la taille de mes seins ne devrait pas dé-terminer ma valeur.» Voilà un des nombreux commentaires qu’on peut lire sur whoneedsfeminism.tumblr.com, un site lancé au printemps 2012 par 16 étudiantes de l’université Duke, en Caroline du Nord. Dans un cours sur la place des femmes dans l’espace public, ces jeunes Américaines ont réalisé que le féminisme était considéré comme désuet, radical ou tabou, et qu’elles étaient souvent témoins de sexisme dans leur vie quotidienne. D’où l’idée de se photographier avec une affiche sur laquelle elles avaient chacune complété la phrase «J’ai besoin du féminisme parce que…».

«Au départ, on voulait seulement distribuer ces affiches sur le campus. On a créé un site Internet un peu accessoirement, pour documenter notre projet. On ne s’attendait pas à recevoir autant d’attention!» raconte Ivanna Gonzalez, 22 ans, étudiante en science politique et cofondatrice du site Who Needs Feminism. Il a suffi que quelques blogueuses influentes mentionnent leur initiative sur Twitter et Facebook pour que, du jour au lendemain, ces étudiantes reçoivent des milliers de photos de filles (et de gars) rappelant l’importance du féminisme. Et c’est sans compter les demandes provenant du Brésil, de la France et du Pérou pour lancer des versions de leur site dans d’autres langues.

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La journaliste britannique Laura Bates a obtenu un succès similaire avec son site everydaysexism.com, lui aussi lancé au printemps 2012. Initialement, elle pensait recueillir une centaine de témoignages tout au plus sur les diverses formes que revêt le sexisme au quotidien. À ce jour, c’est plus de 50 000 histoires de femmes provenant de 18 pays qu’on peut lire sur son site, et environ 1000 tweets accompagnés du mot-clic #EverydaySexism qui sont publiés chaque semaine sur Twitter. Autre exemple vu aussi sur ce réseau social l’an dernier: la déferlante de gazouillis qui, cette fois, étaient assortis à #ChèreCarlaBruni. Il s’agissait d’une riposte à la star française qui, en entrevue avec le magazine Vogue, avait affirmé que sa génération n’avait pas besoin du féminisme…

Un phénomène viral

L’émergence de ces initiatives spontanées contredit les grands médias qui, depuis des années, affirment que les mouvements pour les droits des femmes sont en déclin. «En 1998, le magazine américain Time annonçait en couverture la mort du féminisme », rappelle Carrie Rentschler, directrice de l’Institut Genre, sexualité et féminisme de l’Université McGill. «En 2010, c’était au tour du journal torontois The Globe and Mail d’affirmer que les féministes de la troisième vague, c’està- dire les femmes des générations X et Y, n’étaient pas parvenues à mettre à profit les gains obtenus par leurs prédécesseures. » À en croire ces articles, les féministes avaient abandonné la bataille.

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Selon Mme Rentschler, c’est pourtant une incroyable activité qui, ces dernières années, s’est peu à peu déployée sur les réseaux sociaux. Aujourd’hui, des féministes de plusieurs horizons ont recours à ces plateformes pour prendre position, communiquer entre elles, s’échanger des informations et organiser des rassemblements. Selon Nellie Brière, stratège en médias sociaux et féministe engagée, il ne faut pas sous-estimer le pouvoir mobilisateur de ces nouveaux modes de communication. «Quand un projet comme Who Needs Feminism devient viral, il a une plus grande portée que n’importe quelle campagne traditionnelle. Il rejoint beaucoup plus de monde, plus rapidement », soutient-elle. Les auteures de ces initiatives spontanées sont d’ailleurs parvenues à rallier un grand nombre d’hommes et de femmes à une cause jugée impopulaire. Elles ont réussi le tour de force de changer la perception du féminisme en faisant de ce dernier un mouvement encore plus rassembleur qu’avant.

Les limites du virtuel

Bien entendu, on se réjouit que ces mouvements nés sur le Web soient devenus viraux. Mais peuvent-ils réellement faire avancer la cause des femmes? «Les médias sociaux sont des moyens de communication extraordinaires qui permettent de susciter des débats et de sensibiliser un grand nombre de gens à la notion d’égalité entre les sexes. Mais rien ne peut remplacer l’action concrète», croit Chantal Maillé, professeure à l’Institut Simone-de-Beauvoir, de l’Université Concordia. Elle ajoute que, historiquement, le mouvement féministe est parvenu à faire changer les choses grâce à des rassemblements, à des manifestations publiques et à des démarches politiques bien réelles.

Marianne Prairie, cofondatrice du site québécois jesuisfeministe.com, auquel participe une communauté de jeunes militantes, ne croit pas que sa génération est concrètement moins engagée que la précédente. «Oui, les nouvelles féministes se servent habilement des multiples canaux de communication pour se mobiliser, organiser des évènements et sensibiliser les gens rapidement. Mais elles se rencontrent quand même de temps en temps! Un véritable engagement, ça nécessite plus que de cliquer sur « J’aime » dans Facebook», convient cette blogueuse et journaliste de 30 ans.

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Cela dit, certaines actions virtuelles ont parfois des résultats fulgurants. Léa Clermont-Dion, cofondatrice du site lesfeministes.com et instigatrice de la Charte québécoise pour une image corporelle saine et diversifiée, peut en témoigner. L’automne dernier, cette jeune féministe de 22 ans a lancé sur Facebook une pétition visant à interdire les concours de mini-miss au Québec. En moins de 48 heures, elle a récolté plus de 50 000 signatures et suscité un débat suffisamment important sur les réseaux sociaux pour que les médias traditionnels relayent rapidement la nouvelle. «Les organisateurs d’un concours de mini-miss à Laval ont annulé leur évènement, et la chaîne MusiMax a retiré l’émission Mini Miss de sa programmation. En 2008, quand j’ai lancé le projet d’une charte pour encourager les médias à présenter des modèles diversifiés de beauté, Facebook n’était pas aussi populaire qu’aujourd’hui, et Twitter n’existait pas. Ça m’a demandé plus de trois mois pour obtenir le même nombre d’appuis.»

Misogynie en ligne

Mais le féminisme en ligne n’a pas que des effets heureux. L’été dernier, sur le site du quotidien britannique The Guardian, une étudiante de 17 ans racontait comment ses copines et elle avaient été victimes de harcèlement après avoir répondu à la fameuse question de Who Needs Feminism. Ivanna Gonzalez, cofondatrice du site, confirme qu’elles ne sont pas les seules à avoir connu ce sort. «Dans les premières semaines suivant la création du site, on a dû se partager des quarts de travail pour modérer les commentaires, 24 heures sur 24. Certains étaient tellement violents qu’on avait peur pour la sécurité des filles qui nous avaient envoyé leur photo. Quelques-unes d’entre elles se sont même fait intimider par des gens qui les avaient retracées.»

Les «trolls», des individus qui prennent plaisir à polluer le fil des discussions en y glissant des commentaires déplacés, sont nombreux sur le Web. Mais ils semblent particulièrement agressifs sur les sites féministes. Les spécialistes des médias sociaux affirment qu’il vaut mieux ne pas «nourrir les trolls»; en d’autres mots, qu’il est préférable d’ignorer ceux qui tiennent des propos haineux, sexistes ou dégradants afin de ne pas leur donner de visibilité. La gestionnaire de communauté Steph Guthrie n’est pas de cet avis. Lors d’une conférence TED donnée l’automne dernier à Toronto, elle déclarait que nous devrions au contraire les affronter plutôt que de les laisser agir en toute impunité. Selon elle, les initiatives comme Everyday Sexism sont d’ailleurs primordiales, non seulement parce qu’elles prouvent que le sexisme est toujours actuel, mais surtout parce qu’elles engendrent des discussions. «Elles permettent aux gens qui n’ont jamais été victimes de discrimination de mieux comprendre combien celle-ci est insidieuse et blessante.»

Une chose est certaine, on peut maintenant compter sur les féministes 2.0 pour entretenir ce débat sur les réseaux sociaux. «Le féminisme semble sortir d’un long purgatoire, se réjouit Chantal Maillé. Il y a quelques années, c’était tellement mal vu de parler de féminisme que les anglophones le qualifiaient de « F word », comme si c’était une grossièreté. Aujourd’hui, le mouvement reprend de l’importance, on en parle beaucoup, et beaucoup de jeunes femmes s’affichent fièrement comme féministes. Et c’est tant mieux.»

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