«En regardant les images de Ru, j’ai beaucoup pleuré. Ce n’était pas de la tristesse; j’étais surtout bouleversée devant l’immensité et la beauté de la vie», révèle Kim Thúy, avec toute la chaleur qu’on lui connaît.

Il faut dire que ces larmes, l’écrivaine québécoise d’origine vietnamienne n’a pu les verser qu’au deuxième visionnement du film, parce qu’en découvrant la version finale de l’œuvre, réalisée par Charles-Olivier Michaud, elle a plutôt été frappée par une crise de narcolepsie. «Mon corps a carrément fait un shut down. Je ne m’attendais pas à ça. Comme quoi le corps a une mémoire.»

TOUCHER AU SUBLIME

Kim et moi nous assoyons à la terrasse du café du Vieux- Longueuil où elle m’a donné rendez-vous. Je n’ai pas le temps de poser ma première question qu’elle me fait déjà le récit détaillé de son séjour à New York, d’où elle revient tout juste.

«J’ai acheté une robe!» m’apprend-elle, l’œil coquin, laissant présager l’extravagance de son achat. Elle sort son téléphone et me montre le vêtement, que dis-je, l’œuvre d’art sur laquelle elle vient de mettre la main. D’un bleu profond, d’un drapé somptueux, la tenue ferait pâlir d’envie toutes les fans de mode. «C’est une Vivienne Westwood. Je voulais une robe extraordinaire, pour être à la hauteur de la beauté du film.»

Elle comptait au départ la porter au Festival international du film de Toronto (TIFF), où Ru a été acclamé lors de sa première mondiale, en septembre 2023, mais c’est finalement le public montréalais qui pourra admirer la pièce de la feue designer britannique le soir du tapis rouge québécois.

«Pour le dévoilement du film à Montréal, il faut que ça soit plus grand que grand, s’écrie fièrement l’écrivaine. La robe a peut-être l’air simple, mais il faut un savoir-faire et une précision incroyables pour parvenir à ce degré de pureté.»

«La robe, tout comme le film, sont des œuvres si minutieusement conçues qu’on ne les voit pas avec nos yeux; on les ressent avec notre cœur.»

Intuitivement, l’autrice trace un parallèle entre la confection du vêtement griffé et celle du film inspiré du best-seller. Pour elle, ce n’est pas seulement une robe haute couture; c’est l’incarnation de tous les efforts déployés, invisibles à l’œil nu, des réflexions sous-jacentes et de la dévotion nécessaires à la création d’une œuvre forte et percutante. «La robe, tout comme le film, sont des œuvres si minutieusement conçues qu’on ne les voit pas avec nos yeux; on les ressent avec notre cœur.»

Au générique de Ru, Kim est «productrice associée», un titre qui lui a surtout permis, de son propre aveu, d’accéder au plateau de tournage pendant la pandémie, alors que les mesures sanitaires exigeaient des équipes réduites. Même si elle n’a pas adapté elle-même le roman, elle s’est tout de même engagée à sa manière, en y infusant une touche de magie.

«Le cinéma n’est pas mon métier, mais j’ai pu nourrir Charles-Olivier [Michaud] en lui offrant du contexte autour de l’œuvre», précise-t-elle avant d’imager son propos. «Je ne suis pas le peintre qui pourrait faire ton portrait, mais je peux te dire d’où arrive la lumière, comment elle caresse la peau de ta joue, je peux te décrire l’odeur et le goût de l’air, la texture de l’humidité ce jour-là. C’est un peu ce que j’ai fait pour le film.»

Les souvenirs qu’elle conserve des tournages sont impérissables. «Ç’a été un immense bonheur. Cela dit, je n’y allais pas tout le temps, car je suis trop loud et je nuisais à la concentration de l’équipe», dévoile-t-elle en riant aux éclats.

Garrett Naccarato

FAIRE ÉMERGER LES RACINES

«Tu es la première personne qui n’a pas travaillé sur le film à qui j’ai la chance d’en parler», m’apprend chaleureusement l’autrice entre deux gorgées de matcha glacé. Je lui confie à mon tour qu’après la projection organisée pour une poignée de journalistes quelques jours avant notre rencontre, j’ai pleuré comme une madeleine. Émouvant? Bouleversant? Poignant? Je cherche encore les mots justes pour décrire mon sentiment. Impossible de ne pas saluer la performance des acteurs et des actrices, dont celle de la jeune Chloé Djandji, qui incarne Tinh, l’alter ego de l’autrice. On se rappelle qu’en 1978, à l’âge de 10 ans, l’écrivaine a fui son Vietnam natal avec ses parents et ses deux frères comme boat-people.

«Dès que j’ai vu Chloé [Djandji] en audition, j’ai su que c’était elle. J’étais émerveillée, dit Kim. Quand elle regarde directement dans l’objectif, on dirait qu’elle devine les moindres secrets de notre âme. Elle a un don; elle porte le film tout naturellement.»

La fillette a abordé le tournage avec une certaine candeur, mais Chantal Thuy, la talentueuse actrice canadienne d’ascendance vietnamienne qui interprète la mère de Tinh, a pour sa part vécu une véritable catharsis.

«Après la première journée, Chantal est devenue très émotive. Elle m’a dit: “Je viens de comprendre mes parents”», raconte Kim, les sanglots dans la voix. Tout comme Chantal Thuy, l’autrice a vu ses parents immigrants recommencer à zéro, «plier les genoux pour que leurs enfants puissent marcher la tête haute», une trajectoire qui n’est pas sans rappeler le propos du roman Là où je me terre, de l’écrivaine québécoise d’origine chilienne Caroline Dawson, dont la famille a fui la dictature de Pinochet.

«Il n’y a rien de plus contemporain que l’immigration», déclare Kim en multipliant les références à l’actualité internationale. «J’ai espoir que le film contribuera à mettre des visages sur cette question en allant au-delà des statistiques froides et des discours des gouvernements qui tendent à instrumentaliser et à déshumaniser nos histoires et nos parcours.»

«Je suis une femme de plus de 50 ans, racisée, avec des cheveux gris, qui ressent du désir avec félicité et qui le revendique. Je me fais un devoir de transmettre mon expérience à d’autres femmes.»

JARDIN (PAS SI) SECRET

«Viens, on va marcher un peu et continuer notre conversation dans mon jardin, si tu veux», me lance chaleureusement Kim. Quelques coins de rue plus loin, nous tombons sur un attroupement de cinq ou six voisins. «Kim, Kim, on a besoin de toi», s’exclame un homme en brandissant un légume. «Est-ce que c’est un navet ou une rabiole?» Tout le monde éclate de rire. Après une douce délibération citoyenne (qui n’a malheureusement pas mené à un consensus clair), Kim et moi nous retrouvons attablées au cœur de son luxuriant jardin de la Rive-Sud.

«La maison est un moulin. Tout le monde entre, tout le monde sort. Des fois, on ne sait même plus qui est dans la maison», explique Kim, amusée, en m’offrant des gaufrettes au thé matcha. «Mes parents vivent dans l’autre partie du jumelé. Mon fils Valmont, qui est autiste, vit ici à temps plein. Son père et moi, nous occupons cette partie en alternance. Mon conjoint actuel vit juste à côté, et nous avons convaincu ses parents de s’installer avec nous, en mode bigénérationnel.»

Un village. C’est le mot qui me vient en tête pour décrire le mode de vie fédérateur de Kim Thúy, qui, à mes yeux, semble avoir 20 ans et 100 ans à la fois. Elle est intemporelle, presque éternelle. «C’est vrai que je n’ai pas d’âge», tranche la pétillante écrivaine de 55 ans, enjouée. «J’ai des amis de toutes les générations, et ça me stimule énormément.»

Oui, Kim est rassembleuse, et elle est aussi libre. Dans les dernières années, Kim s’est régulièrement exprimée de manière décomplexée sur la sexualité, dans le premier épisode de la série Au-delà du sexe (Télé-Québec) et sur le plateau de Je viens vers toi (Noovo) notamment, avec une légèreté, une joie et une simplicité désarmantes. «[ Je suis] une bonne amante, généreuse. […] Quand on est libre, on réussit à donner de la liberté à l’autre et à laisser l’autre venir vers nous dans son entièreté», révélait-elle à URBANIA en février 2021.

Garrett Naccarato

«J’ai la chance d’avoir accès au côté très positif et doux de la vie et de la sexualité. Je crois profondément au plaisir des sens et de l’amour, avant même le plaisir sexuel», raconte Kim, qui considère avoir été «pudique trop longtemps». «Je suis une femme de plus de 50 ans, racisée, avec des cheveux gris, qui ressent du désir avec félicité et qui le revendique. Je me fais un devoir de transmettre mon expérience à d’autres femmes. Je veux participer à cette conscientisation, à cette conversation-là.»

Inévitablement, notre cœur à cœur sur la sexualité et le plaisir féminin mène à une réflexion à propos des injonctions qui pèsent sur l’existence des femmes et des humains en général.

«Je suis fâchée contre nos sociétés. On nous impose trop de choses», soutient Kim, qui en appelle à une remise en question et à une déconstruction des idées préconçues. «Il y a des choses qu’on s’impose depuis si longtemps qu’on ne se pose même plus de question à leur sujet. Il est interdit de sauter dans les flaques d’eau: pourquoi déjà? Je ne peux pas mettre de maillot de bain parce que j’ai un peu de cellulite sur les cuisses? Je m’en fous: moi, je vais à la piscine!»

Nous regardons nos montres: cela fait bientôt quatre heures que nous discutons.

Je lève les yeux vers la maison, où a d’ailleurs été tournée l’émission La table de Kim (ICI ARTV): le père de l’inspirante autrice est assis tranquillement au soleil, devant la porte-patio, tandis que sa mère s’affaire dans le jardin. Je repense à Ru et à la résilience de ces gens qui ont traversé une mer agitée pour se retrouver dans ce jardin paisible. Je suis émue de faire leur connaissance en vrai.

«Tu as déjà mangé une chayote?» me demande spontanément Kim en pointant une vivace qui grimpe sur la pergola. La maman de Kim s’empare de ses ciseaux, coupe la tige de la cucurbitacée et me la tend gentiment. «Oh, tu vas avoir besoin d’aneth avec ça!» Kim se dirige vers l’immense potager, où poussent de foisonnantes fines herbes qui sentent encore l’été, en m’expliquant comment cuisiner le tout.

«Il va falloir que tu restes à souper la prochaine fois!» lance Kim, qui, à mon plus grand bonheur, vient de me présenter à ses parents comme sa «nouvelle amie Laïma».

Une édition de luxe, et augmentée, du livre Ru (avec couverture et mise en page réinventées) accompagne la sortie du film.

ELLE Québec — Hiver 2023

ELLE Québec — Hiver 2023Garrett Naccarato

Photographie Garrett Naccarato Direction de création Olivia Leblanc Stylisme Farah Benosman (Humankind) Maquillage Brit Phatal (Folio Management) Coiffure Nicolas Blanchet (Folio Management) Production Pénélope Lemay Assistants à la photographie Aljosa Alijagic et Maxime Guay Assistant.e au stylisme Patou Lieu du photoshoot Le Bar Baby

Lisez notre entrevue avec Kim Thúy dans le numéro d’hiver d’ELLE Québec, en kiosque maintenant.

Le numéro d’hiver 2023 d’ELLE Québec est en vente en kiosque, en abonnement et en version numérique.

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