Le 2 juillet dernier, Sabrina Comeau s’est tournée vers sa plateforme Instagram pour dénoncer son agresseur sexuel. La jeune étudiante en commercialisation de la mode était alors loin de se douter que sa publication déclencherait un déferlement de dénonciations d’inconduite sexuelle au Québec, dernier ricochet des #Metoo (2017) et #Agressionnondénoncée (2014).

« J’y avais pensé pendant longtemps avant de le faire. Au final, je l’ai fait parce que je voulais protéger le plus de filles de cette personne-là. La meilleure façon de rejoindre autant d’inconnus, c’est par les réseaux sociaux », confie Sabrina.

Depuis, plusieurs personnalités publiques ont été visées. Des noms sont tombés, des centaines de témoignages, relayés. Si cette seconde vague de dénonciations est le résultat d’un problème criant au Québec, elle est aussi la manifestation d’une nouvelle façon de militer. De #Blacklivesmatter en passant par #Lovewins et #JesuisCharlie, c’est toute une révolution numérique qui a déferlé sur le milieu militant, il y a de ça quelques 10 ans.

Une transition graduelle

Si le passage de la rue au numérique s’est échelonné sur plusieurs années, c’est vraisemblablement Occupy qui en a donné le coup d’envoi. Fin 2o11, des groupes militants accaparent les parcs et autres lieux publics des grandes villes du monde, en protestation contre les inégalités économiques et sociales. « Ce sont les premières mobilisations qui ont vraiment eu recours aux médias sociaux, par exemple pour coordonner des actions et “streamer” les assemblées », explique Marcos Ancelovici, professeur de sociologie à l’UQAM.

Avant Occupy, l’engagement politique se gagnait par l’entremise des organisations et des médias traditionnels. Avec l’apparition de Facebook, les mouvements de contestation ne sont plus centralisés autour de ces organes politiques : ils sont portés par des communautés numériques éphémères, dans lesquelles chacun devient potentiellement un producteur d’information.

« Les réseaux sociaux ont permis l’hyper-démocratisation de la prise de la parole. Ce qui fait en sorte qu’une parole va être partagée, c’est si elle résonne auprès d’autres personnes. Il n’y a plus ce filtre de l’élite médiatique », constate Judith Lussier, journaliste et auteure de l’essai On ne peut plus rien dire : Le militantisme à l’ère des réseaux sociaux.

Au fil des ans, de nouvelles fonctionnalités comme les partages et les mots-clics ont accentué ce phénomène d’appropriation des revendications. Les individus ne reprennent plus seulement le discours des organisations ou de leurs pairs, ils le personnalisent à leur façon, y allant d’un commentaire, d’une image ou d’un témoignage. « Ça explique pourquoi les mouvements sociaux en ligne résonnent autant. D’abord, parce que ça répond à un certain besoin narcissique, mais aussi parce ça a l’air plus authentique qu’une parole plus technocratique ou abstraite, reprise d’une organisation », ajoute M. Ancelovici.

Éphémères et fragiles

Le 26 février 2012, Trayvon Martin, un jeune Afro-Américain de 17 ans, perd la vie sous les balles d’un policier. Depuis sa mort, le nombre de mots-clics #BlackLivesMatter sursaute presque au rythme d’une horloge, ponctuant les meurtres d’Afro-Américains aux mains de policiers blancs. Pourtant, alors que l’embrasement virtuel s’apaise toujours, les changements institutionnels, eux, se font toujours attendre.

« Il y a un décalage entre le temps des réseaux sociaux, qui est plutôt dans l’instantanéité, et le temps politique, qui lui est long », explique M. Ancelovici. Selon lui, les luttes qui s’articulent principalement sur le temps des réseaux sociaux sont destinées à perdre. Des changements politiques requièrent des ressources monétaires et humaines, des infrastructures organisationnelles solides et surtout, du temps. « Toutes les luttes sociales ont commencé il y a des décennies, voire des siècles. Le féminisme n’est pas né avec #Metoo ou avec la seconde vague. C’est un mouvement qui existe depuis le 19e siècle, et ce n’est pas 2 mois de “hashtags” qui vont tout régler. »

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Autre enjeu du militantisme numérique, l’engagement politique nécessite un affectif social et un lien d’appartenance difficile à développer dans les frontières du virtuel. « Pour qu’un mouvement perdure, il faut être prêt à prendre des risques, à se faire arrêter, à se faire taper dessus par la police. C’est plus facile de le faire pour des gens qui sont à côté de nous dans la rue que pour ceux qu’on ne rencontre jamais en dehors de l’espace numérique », illustre M. Ancelovici.

S’il peut être plus difficile d’assumer le coût de l’action collective dans ces conditions, il n’est toutefois pas impossible. Sabrina Comeau en sait quelque chose. Au sommet de la vague, elle et d’autres femmes au front de la contestation ont eu droit à leur lot d’insultes et de menaces violentes, allant de pneus crevés à une liste de victimes « façon Marc Lépine ». Or, la jeune femme n’a jamais pensé reculer. « Ça me prouvait encore plus pourquoi je faisais ça. Encore une fois, les femmes voulaient parler et leur liberté d’expression était atteinte. On avait peur, mais il fallait continuer », se confie-t-elle.

Résister aux détracteurs 

C’est un autre combat auquel les militants du numérique sont constamment confrontés : leurs démarches ne font pas l’unanimité. Selon une étude conduite en 2018 par la firme Pew Research Center, 71 % des Américains pensent que « les médias sociaux font croire aux gens qu’ils font une différence alors que ce n’est pas le cas ». Or, et comme le rappelle M. Ancelovici, l’espace numérique n’est pas simplement un petit appendice de la réalité matérielle. En plus d’être devenu indispensable aux mouvements sociaux, il est parfois le seul espace public. « On l’a vu avec le confinement. De mars à fin mai, les manifestations étaient interdites. Les revendications devaient être formulées par les médias sociaux », remarque le professeur.

Et pour ce qui est des caricatures et expressions péjoratives qui persistent à déprécier cette communauté numérique, Judith Lussier juge qu’elles sont surtout le résultat d’une incompréhension. « On prend beaucoup [les jeunes] pour des militants écervelés, qui ne savent pas comment faire les choses et qu’on doit rappeler à l’ordre avec paternaliste », explique-t-elle, avant d’ajouter qu’aucune façon de manifester ne vaut mieux qu’une autre. Du Peace & Love au No Future, chaque génération a trouvé sa façon bien à elle d’investir l’espace politique, et la jeunesse d’aujourd’hui n’y fait pas exception.

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