Adolescente, je rêvassais beaucoup à l’amour, à la romance, à la tendresse, à la pomme d’Adam et aux avant-bras des garçons, à leur barbe jeune et piquante, à leur capacité à me chambouler par leur nonchalance et leur économie de mots. C’était les années 2000, l’époque des petits sourcils, des jeans Parasuco, des flirts sur MSN et des messages secrets dans les agendas. Alors que la plupart de mes amis étaient gourmands de sexualité, moi, je lisais Harry Potter (souvent, c’était le quatrième tome – pour le bal de Noël et la robe d’Hermione).

La sexualité est arrivée sur le tard dans ma vie. Et elle est un peu mal tombée aussi. Elle s’est manifestée dans des circonstances loin d’être dramatiques, mais plutôt sans saveur ni frétillement. Une Smirnoff Ice, un lit double au drap contour rebelle, un moment condom flou, une pénétration douloureuse, trois coups de bassin et un baiser sur l’épaule pour être poli.

Ce soir-là, j’ai fait l’amour sans savoir c’était quoi, pour de vrai, faire l’amour. Je ne possédais ni mon corps ni mon plaisir. C’est un moment qu’on m’a dérobé, et j’en veux à tous ceux qui ont failli à la tâche de m’éduquer, de m’apprendre, de célébrer ma sexualité de jeune femme. Personne ne m’a parlé de désir, de sensualité, de clitoris comme une baguette magique, de becs dans le cou bons comme des orgasmes, de doigts qui surfent sur le corps et partout, de cunnis qui font sourire le bas du ventre, de toutes ces choses qui font de la sexualité un acte de pure joie, d’abandon, de célébration du corps et des sens.

Et surtout, personne ne m’a parlé du rapport de pouvoir, des inégalités qui s’invitent presque toujours sous les draps, qui s’immiscent dans nos dynamiques (très souvent hétérosexuelles dans mon cas), qui nous empêchent de voir clair dans notre échelle de plaisir à nous, femmes au corps complexe (dans le meilleur sens du terme), fascinant et bouillant.

«C’est un moment qu’on m’a dérobé, et j’en veux à tous ceux qui ont failli à la tâche de m’éduquer, de m’apprendre, de célébrer ma sexualité de jeune femme.»

Quand je fais l’amour, j’ai beau avoir des ambitions féministes sincères, j’ai beau avoir envie de m’imposer, de m’affirmer, de dire ce que je veux, ce que je désire, ce qui me fait jouir, ce qui me fait mal, ce qui me fait me sentir petite ou, au contraire, ce qui me fait me sentir puissante à ma façon et à mon tour, j’ai peine à honorer ma parole et mes ambitions. C’est difficile, une fois toute nue, amoureuse ou enivrée, dans le feu brûlant de l’action, face à un homme qui, lui aussi, s’est fait monter un beau grand bateau sexuel. Alors, chaque fois, je me déçois. Moi qui m’imaginais en guerrière de la sexualité saine et égalitaire, je me retrouve la plupart du temps à faire des compromis, à me taire, à me dire que ça ne vaut pas la peine de créer un malaise ou de froisser mon partenaire pour quelques minutes d’ivresse sincère.

J’ai envie que les hommes avec qui je couche prennent le temps, eux aussi, de regarder leur sexualité en pleine face, qu’ils la remettent en question, qu’ils se permettent d’être vulnérables, qu’ils écoutent, qu’ils revoient leur façon de désirer, de faire l’amour, d’avoir du plaisir et d’en donner. Mais aussi qu’ils prennent l’initiative de poser des questions, et qu’ils aillent au-delà des stéréotypes quand vient le temps de se découvrir, de se toucher, de se goûter, de se triper dessus sur un pied d’égalité.

J’ai besoin de solidarité pour faire l’amour librement, comme je l’entends, comme j’aurais dû le faire au premier jour, dans ce lit parfumé au AXE Dark Temptation et à l’insouciance.

Comment elle fait, la féministe que je suis, pour se réconcilier avec une sexualité sexiste, pour réduire l’écart, le fossé qui se crée entre amants, sans toutefois négliger son propre plaisir? 

Chère Sarah-Maude,

J’ai été habitée d’une certaine tristesse à la suite de la lecture de ton texte. Il témoigne de la pression immense que ressentent les femmes, que l’on rend seules responsables de leur émancipation sexuelle, qui tentent de concilier leurs valeurs féministes avec la réalité des relations cis et hétérosexuelles dans un monde où les rôles genrés ont encore une si grande place. J’ai donc envie de te dire, avant toute chose, que ce n’est pas de ta faute. Ce conflit intérieur qui t’habite, comme tu le sais, découle d’un problème bien plus grand que toi.

On conçoit malheureusement encore la sexualité hétéro comme quelque chose qu’on fait aux femmes, et non avec elles; quelque chose qu’elles donnent et que les hommes leur prennent. Il s’agit évidemment d’une expérience beaucoup plus complexe et plurielle, mais la manière dont on nous l’apprend – et dont elle est présentée dans les films, les chansons, la littérature, et j’en passe – demeure fortement teintée par l’influence de la religion, du patriarcat et de multiples autres structures au sein desquelles le plaisir de la femme est accessoire.

Tout, dans le scénario sexuel hétéro classique, tourne autour du plaisir de l’homme, de la pénétration et de l’orgasme masculin, surtout en contexte de relations sexuelles casual. Le plaisir féminin, quand on daigne s’y attarder, est souvent offert en performance pour la satisfaction de l’homme, qui voit la capacité de faire jouir sa partenaire comme une source de fierté personnelle. Et malgré tout le chemin qu’on a fait pour s’affranchir de ces carcans étouffants et dépassés, la réalité demeure que tout le monde ne naît pas avec la même agentivité sexuelle, et qu’on rejette sur les femmes, alors qu’elles ont moins de pouvoir que l’homme dans l’échange sexuel, tout le fardeau de désapprendre ces notions et de trouver leur plaisir… tout en restant entièrement dévouées à celui de leur partenaire. En leur attribuant le rôle de «gardiennes» des rapports sexuels, soit celui d’accepter ou de rejeter les avances des hommes, on crée une illusion de pouvoir, tout en les contraignant à n’être que l’objet du désir de l’autre.

J’ajouterais que de nombreux éléments clés pour une sexualité assumée et satisfaisante, soit connaître son corps, prioriser son plaisir, entreprendre des actes sexuels qui procurent du plaisir pour soi, formuler des demandes claires et s’assurer qu’elles sont entendues, sont vus comme des attitudes très peu «féminines». Sachant que, culturellement, on valorise encore les femmes polies, conciliantes et au service de l’autre, celles-ci se trouvent coincées entre deux messages contradictoires. Leur vendre l’idée que c’est leur responsabilité de s’émanciper, sans tenir compte du contexte nocif en place – une sexualité centrée sur le pénis et la pénétration –, c’est comme demander aux femmes dans les années 1960 de prendre leur santé sexuelle et reproductive en main sans avoir d’abord aboli la loi qui exige qu’elles obtiennent le consentement de leur mari pour se faire prescrire la pilule.

Je pourrais continuer longtemps, mais si tu ne devais retenir qu’une chose, ce serait de te libérer de ta culpabilité. Le poids des rôles genrés oppressifs ne repose pas sur tes seules épaules. Pour libérer la sexualité des femmes, il faudra que s’opèrent des changements culturels et sociaux à grande échelle, en collaboration avec les hommes. Il nous reste énormément de chemin à faire, mais soulever ces dynamiques, comme tu le fais si bien, est un pas dans la bonne direction. 

Sarah-Maude Beauchesne est scénariste, autrice et comédienne.

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