Quelle est la première chose qui vous vient à l’esprit quand on vous parle de vins canadiens? L’image qui vous arrive en tête est-elle celle d’un vin de glace, ou encore d’un cabernet rustique de la Colombie-Britannique? Rassurez-vous: vous n’êtes pas les seuls. Mais les temps changent, et le Canada est en train de devenir l’un des endroits les plus intéressants pour les vins naturels et, de ce fait, pour les amateurs de bons vins… ainsi que pour les vignerons avant-gardistes d’Amérique du Nord.

En luttant contre les préjugés des gens, une grappe de raisins à la fois, en inspirant un mouvement de viticulture populaire et en expérimentant à l’étranger d’autres techniques afin de satisfaire les papilles gustatives des consommateurs de chez nous, ces vignerons aident les amateurs de vins canadiens à voir que leur verre est bien plus qu’à moitié plein.

Une question de perception

«Les gens ont longtemps pensé que le vin de l’Ontario n’était pas bon», déclare Mackenzie Brisbois, vinificatrice chez Trail Estate, un établissement vinicole de petite taille situé dans le paisible comté de Prince Edward, sur la rive nord du lac Ontario. «Ce n’est tout simplement pas vrai.»

Avant d’obtenir le poste de vinificatrice pour le domaine Trail Estate, Mackenzie Brisbois a étudié la viticulture et la vinification au Niagara College, et a perfectionné son art en travaillant aux quatre coins du monde, devenant chaque jour toujours plus amoureuse du jus de raisin fermenté. Elle a été attirée par cette industrie parce qu’elle combinait plusieurs de ses intérêts, notamment l’agriculture, la chimie et l’art de recevoir. «J’aime faire beaucoup de choses, et la vinification me le permet; c’est un domaine absolument effervescent», dit-elle.

Lorsqu’elle est arrivée chez Trail Estate, son objectif était d’aider à définir l’identité du domaine. «On y faisait de bons vins, mais rien d’excitant, rien qui différenciait ce vignoble des autres», dit-elle. Elle a entrepris de remédier à la situation et a divisé la production de vin en deux styles. D’un côté, les cépages européens comme le chardonnay, le cabernet franc et le pinot noir, qu’elle traite dans un style très classique, avec une fermentation naturelle, un peu de chêne et sans aucune filtration. De l’autre, des vins surprenants, notamment des pét-nat (vins naturellement pétillants), des vins de contact juteux, des piquettes (vins faits de marc de raisin) et même une cuvée de raisins Concord, une variété traditionnellement réservée aux confitures et aux jus. «Je voulais simplement voir ce que nous pouvions faire avec les raisins qui avaient été écartés de la vinification, dit-elle. C’est comme si vous goûtiez à un jus qui n’a que très peu d’alcool.» Afin de différencier les deux styles, les vins classiques ont conservé leurs étiquettes sérieuses, et les nouveaux vins ont été estampillés de dessins vifs et colorés.

Donner un nouveau souffle à la cave a payé. Le millésime 2019 du Supersonic, de Brisbois, s’est vendu rapidement, tout comme son Orange Nouveau, un mélange de pinot gris, de gewurztraminer, de riesling, de sauvignon blanc et de muscat. Elle note que les Montréalais sont généralement prompts à se jeter sur ses nouveaux vins et que les Torontois sont un peu à la traîne. «C’est vraiment intéressant, parce que je crois que le Québec fait un très bon travail pour soutenir les vignobles québécois. J’ai l’impression que l’Ontario tarde à encenser ses producteurs. Pourtant, la créativité de Trail Estate donne une idée de ce qui peut sortir de cette province, et on pourrait tous chanter sans crainte les louanges vinicoles de ces producteurs.»

Les beaux dimanches

Appelés par la vie rurale, Sam Milbrath et Mike Shindler ont décidé de lancer leur vignoble naturel, A Sunday in August, en 2017. «Nous avons toujours été passionnés par la nourriture et le vin, mais nous avons pris la décision d’avoir un vignoble en grande partie parce que nous voulions trouver un moyen de retourner à la terre», explique Mike Shindler. Lorsqu’ils se sont lancés, ils ont appris qu’ils auraient besoin d’environ deux millions de dollars. Investir une telle somme de leur poche était impossible pour eux, alors ils ont débuté au bas de l’échelle. Ils ont pris contact avec des producteurs de raisins biologiques, ont loué une voiture pour aller chercher la marchandise dans la vallée de l’Okanagan, l’ont ramenée à Vancouver et ont fait leur premier millésime dans leur garage, en utilisant une cuve de 400 litres empruntée à un ami. «Le vin était absolument terrible», dit Mike Shindler en riant.»

Après cette première expérience plutôt ratée, Mike a voulu appeler les vignerons qu’il admirait au Canada pour leur poser des questions. Il a acquis de grandes compétences en travaillant dans quelques établissements vinicoles de la Colombie-Britannique, et Jay Drysdale, de Bella Wines, à Naramata, en Colombie-Britannique, a fini par prendre Mike sous son aile. Il lui a dit: «Rédige une liste très détaillée du goût que tu veux donner à tes vins – ce ne sera jamais tout à fait ça, mais au moins, tu sauras dans quelle direction aller», se souvient Mike.

Mike Shindler et Sam Milbrath, de A Sunday in August

Mike Shindler et Sam Milbrath, de A Sunday in AugustGUY FERGUSON (M. SHINDLER ET S. MILBRATH

À partir de là, Sam et Mike ont commencé à nouer des relations avec les viticulteurs canadiens. Ils ont loué une installation de vinification et travaillé au développement de leur marque. «Lorsque Mike a trouvé le nom du vignoble (A Sunday in August), il voulait qu’il évoque un moment d’été agréable», explique Sam, qui s’occupe du marketing de la marque. Pour illustrer les étiquettes des vins, elle a demandé à de jeunes artistes canadiennes de créer des œuvres d’art – y compris des œuvres florales pleines de vie réalisées par ses sœurs, les peintres Darby et Claire Milbrath – qui rappellent que l’univers du vin doit être accessible plutôt qu’intimidant.

Aujourd’hui, quatre ans après le début de l’aventure, le couple transforme une gamme de cépages comme le gewurztraminer, le pinot gris et le cabernet franc en 13 pét-nat, piquettes, rosés, et vins orange, blancs et rouges, frais et vifs. Même si Sam et Mike cherchent toujours à acheter leur vignoble, leurs vins sont devenus si populaires qu’ils ont déjà épuisé les réserves de leur club de vin (annuel), qu’ils utilisent pour financer l’emballage et la mise en bouteille de leurs produits chaque année, après avoir dépensé tout leur capital en raisins. Mais ne vous inquiétez pas: si vous avez manqué le bateau cette année, les bouteilles de A Sunday in August sont encore offertes sur le site web de la marque et dans certains restaurants au Canada.

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L’amour d’Emily Campeau pour le vin ne cesse de croître. Cette Québécoise est directrice des vins au restaurant Candide, à Montréal, depuis 2016. Elle écrit sur le vin pour diverses publications, et fait aussi du vin en Allemagne – où elle vit actuellement avec son mari, Christoph Müller. Le nom de la marque, Wein Goutte, est un jeu de mots formé à partir du terme allemand weingut, qui signifie «vignoble». Cette marque est née de leur amour – tout court, et pour le vin.

Lorsqu’elle a commencé à travailler au Candide, Emily Campeau s’est assurée qu’elle aurait toujours la liberté de continuer à acquérir des connaissances en matière de vin. «Je voulais vraiment apprendre les pratiques viticoles, mais pour de vrai, pas seulement dans un livre», dit-elle. Chaque année, le chef et propriétaire, John Winter Russell, laissait Emily prendre le temps d’explorer différentes régions viticoles et de participer à des vendanges en Allemagne ou en Californie, par exemple. Mais c’est en 2018, lorsqu’elle travaillait dans un domaine viticole en Autriche, que sa vie a changé à jamais. Elle y a rencontré Christoph, le maître de chai de la cave, qui allait bientôt devenir son mari. Avec l’autorisation du vigneron qui l’avait embauché, le couple a commencé à élaborer ses vins sous l’étiquette Wein Goutte. Ayant travaillé en cuisine avant de réorienter sa carrière vers le vin, Emily s’est immédiatement sentie chez elle dans la cave. «On y retrouve un peu la même sensation que dans une cuisine, dit-elle. C’est moins stressant, mais c’est aussi physique et on doit faire plusieurs choses à la fois.»

Christoph Müller et Emily Campeau, de Wein Goutte

Christoph Müller et Emily Campeau, de Wein GoutteGRACIEUSETÉ D’EMILY CAMPEAU.

La première offre de vins, de vermouths et de cidres de Wein Goutte a été très bien reçue. Les vins ludiques, dont les bouteilles sont ornées des vignettes humoristiques du Montréalais Simon Roy, ont attiré l’attention d’acheteurs du monde entier, du Canada à la Suède, en passant par le Danemark et le Royaume- Uni. «Nous avons produit environ 5000 bouteilles pour notre premier millésime, et elles ont toutes été vendues avant même que nous ayons commencé à en faire la promo», dit Emily.

Récemment, le couple s’est installé dans un domaine situé dans le petit village allemand de Hüttenheim, où il cultive des cépages moins connus comme le johanniter, le regent et le domina. Il continue d’apprendre et de se perfectionner en tant que viticulteur. Emily Campeau n’aurait jamais imaginé que son voyage pour mettre du bon vin sur les tables des restaurants canadiens la mènerait jusqu’en Allemagne. Gardez les yeux bien ouverts, car la prochaine cuvée de Wein Goutte se vendra certainement en un clin d’œil!

«Nous avons produit environ 5000 bouteilles pour notre premier millésime, et elles ont toutes été vendues avant même que nous ayons commencé à en faire la promo.»

Le savoir-faire Québécois

Au Québec, une multitude de vignobles des plus artisanaux aux plus innovants ont fait surface au cours des dernières décennies. Les vins québécois, dont la réputation n’est plus à faire, font le bonheur des consommateurs soucieux d’achats locaux et de saveurs bien de chez nous. Parmi les plus appréciés, on trouve Négondos, fondé en 1993 à Oka et tout premier vignoble biologique de la province. Non loin, dans les Basses-Laurentides, La Cantina, Vallée d’Oka produit des vins gastronomiques à l’étiquette ornée de l’empreinte digitale du vigneron, symbole reconnaissable de son unicité. La belle région des Cantons-de-l’Est accueille elle aussi son lot de vignobles de renom comme Les Pervenches, à Farnham, connu pour ses jus bio et sans sulfites, ainsi que Château de Cartes, situé à Dunham, une entreprise familiale au catalogue diversifié où sont produites chaque année 50 000 bouteilles de vin et de cidre. En Montérégie, plus précisément à Saint-Jacques-le-Mineur, le Domaine Saint-Jacques se démarque depuis 2008 pour ses blancs, ses rouges, ses mousseux et son vin de glace. Le vignoble, qui a reçu de nombreux prix, et dont les créations sont vendues dans des restau- rants de la trempe de Chez Boulay et du Manoir Hovey, est en voie d’obtenir sa certification bio. Un peu plus à l’est, dans la magnifique région de la Capitale-Nationale, Saint Pierre Le Vignoble cultive ses cépages à même le sol de l’île d’Orléans, misant sur des raisins rustiques et semi-rustiques bien adaptés à notre climat rigoureux. Santé!

LA CANTINA, VALLÉE D’OKA.