Dehors, la neige et la nuit ont enveloppé la ville sous une austère chape noire striée de blanc. Il est 16 h 30 et, dans l’appartement délabré du Mile-End qui fait office de studio pour la journée, toute une équipe s’est occupée depuis le petit matin à faire de la magie. Avec des fringues, des fers à friser, des ciseaux, des pinceaux, des fards, des idées et, surtout, des humains dont la beauté transcende le papier glacé.

Chacun me prévient tour à tour: j’aurai à peine 60 minutes avec elles. Une petite heure à la fin d’une journée exténuante pour parler de ce qu’on raconte rarement à une étrangère. Un moment volé, alors qu’on range l’éclairage, les milliers de dollars de vêtements et de bijoux, qu’on nettoie la table salie de maquillage. Heureusement, il suffit de quelques secondes pour comprendre quel amour tendre et puissant comme le printemps existe dans ces lieux.

Je suis assise avec Karelle dans une minuscule pièce aux murs pelés et au linoléum usé à la corde; on entend Katherine dire doucement au photographe qui la mitraille à côté: «Je veux juste être certaine de ne pas manquer de temps pour l’entrevue. Pour moi, c’est plus important que les photos.» Quelqu’un répond d’une voix ferme: «Tout est important.» Karelle et moi nous sourions dans le silence interrompu par les clics et les flashs. Katherine, à qui j’ai trouvé une chaise dans le fouillis d’une chambre déserte, arrive et se cale plutôt dans le petit fauteuil où Karelle est recroquevillée comme un chat.

«–On parlait de ce qui énerve le plus Karelle chez toi.»

«–Shit, qu’est-ce qu’elle t’a dit? Oh! je suis certaine qu’elle a dit que je n’avais aucune patience envers moi-même!»

Bull’s eye. Le sourire de Karelle et la petite flamme qui s’allume dans son œil valent des millions. «Des fois, elle se fâche quand elle essaie d’attacher un bouton, par exemple. Je lui dis de me laisser faire.» Et ce qui fait tiquer Katherine chez sa douce? «Elle est vraiment “insécure”. Elle ne se voit pas aussi nice qu’elle l’est. On dirait qu’il y a un filtre dans son cerveau qui fait qu’elle ne se perçoit pas aussi belle, intelligente, grande, talentueuse qu’elle l’est. C’est quelque chose qui m’énerve parce que j’essaie de lui faire voir qui elle est. Mais je n’ai pas ce pouvoir-là. Y a juste elle qui l’a.»

Alexis Belhumeur

Le regard qu’elles échangent rendrait fébrile n’importe quel cœur blasé. Combien de secondes leur a-t-il fallu pour tomber amoureuses l’une de l’autre? «Ç’a commencé par de l’admiration. Tu sais, pour l’amour et l’admiration, on dirait que ce sont les mêmes fils qui se touchent dans mon cerveau.» En disant cela, Katherine avoue du même souffle être restée sans voix en découvrant Karelle dans La disparition des lucioles. «J’étais full paniquée. La panique de trop la trouver nice. Elle a une classe que je n’ai pas du tout. Karelle, c’est Cannes; moi, c’est le gala Artis.» Karelle pouffe de rire: «Après ça, tu dis que je ne me vois pas comme je suis!»

Minute, papillon! Ce n’est pas un peu cliché de tomber amoureuse d’une actrice juste parce qu’elle est belle (on va se le dire) et qu’elle déborde de talent? «Non, ce n’est pas ça, mais disons que mon admiration a accéléré les choses.» «Moi aussi, je suis allée voir son show, rétorque la principale intéressée. Moi aussi, ç’a été l’admiration, et le coup de foudre pas longtemps après.» Katherine rigole. «Je me souviens, j’étais nerveuse. Je voulais être à mon meilleur. Je voulais être belle, je voulais être toute. Je savais qu’elle allait être dans la salle. Pour me calmer, plutôt que de l’ignorer, j’ai fait le show pour elle. Je voyais sa petite tuque blanche… J’ai joué pour sa petite tuque blanche.» Elles se sont presque tout de suite aimées, mais elles ont décidé de rester discrètes sur le sujet. «Moi, en général, je ne veux pas que les gens sachent quoi que ce soit de ma vie, dit Karelle. Je fais du cinéma d’auteur, et c’est tout. On a vraiment deux carrières différentes, Katherine et moi. Deux manières de parler aux gens.»

Pour l’amour

Pourquoi donc avoir accepté de donner cette entrevue? Après un numéro de gala pendant lequel Katherine a révélé au détour d’une blague qu’elle était en couple avec une femme, les messages ont déferlé. Ils provenaient généralement de jeunes qui la remerciaient d’en avoir parlé. «Je trouve qu’il n’y a pas assez de modèles de deux femmes qui vivent ensemble. Je cours après ça, moi. L’entrevue d’Ariane Moffatt et de sa blonde à l’émission de Pénélope, où elles ont parlé d’homo- parentalité, je l’ai écoutée quatre fois. C’est important d’être un modèle pour les autres, parce que mes modèles à moi, ils sont importants.»

«Moi aussi, je trouve ça important, renchérit Karelle. J’ai besoin de modèles, même si j’en ai moins besoin que Katherine. On ne vient pas de la même place, Katherine et moi. J’ai grandi sur le Plateau. Je connais plein de gars qui sortent avec des gars et de filles qui sortent avec des filles. C’est différent de la campagne ontarienne.»

Katherine parle aussi de l’importance du lien qu’elle entretient avec son précieux public. Le matériau de ses blagues, c’est celui de sa propre vie. Ça établit forcément une intimité avec les spectateurs. Depuis le fameux gala, elle sent que le lien de confiance avec ses fans est encore plus fort. «Moi, j’ai décidé d’affirmer que, oui, je sors avec une fille. Je me suis donné la chance d’être bien là-dedans. Il y a plein de monde qui ne se donne pas cette permission-là. Et si je peux avoir un impact, alors j’ai le devoir d’en parler.»

La brunette – frisée en mode seven- ties pour le shooting – dépose sa main délicatement tatouée sur le bras de sa blonde (rousse). «Il y a une raison pour laquelle certaines personnes gardent ça en dedans. C’est parce qu’il y a encore plein de monde qui rend ça malaisant. C’est pour ça que c’est important de banaliser ce qu’on vit.» Katherine lui répond tout aussi doucement: «En même temps, je comprends les gens qui sont d’une autre génération, qui sont curieux, qui ne sont pas nécessairement vilains. J’explique des affaires à ma grand-mère! Je ne suis pas fâchée, je n’ai pas de haine.»

Ça peut être surprenant au premier abord mais, pour Karelle, la question du coming out public est épineuse. «Il y a une partie de moi qui a vraiment peur de le faire et que ça soit super néfaste pour mon casting. Je crains qu’il y ait des gens qui se disent: “On ne va pas lui faire jouer ce personnage-là, c’est une lesbienne”. Si quelqu’un pense comme ça en 2020, on a vraiment un gros problème.» D’un naturel discret, magnifiquement sauvage même, Karelle, qu’on a vue dans Jérémie et Unité 9, espère que les agents d’artistes et les réalisateurs auront plus de vision. «Mon rêve, c’est qu’on me demande de me transformer, de jouer des personnages qui sont super loin de moi.»

Alexis Belhumeur

Éducation sentimentale

Le franc-parler de la jeune femme de 23 ans est désarmant et marque parfaitement son caractère, qui semble bien trempé. «Je suis impatiente envers les autres. Si je vais quelque part et que ça ne se passe pas comme je veux, je pogne les nerfs. Kat me montre comment répondre non pas dans l’attaque, mais dans l’amour. Elle voit toujours le beau chez les gens.» Les contraires s’attirent, donc? «On est tellement pas pareilles!» crie presque Katherine. La belle Franco-Ontarienne se fait aussitôt reprendre par la voix rauque et précieuse de sa blonde: «On est aussi pareilles sur plein d’affaires!»

Et la définition du couple, selon elles? «Deux personnes qui se com- prennent», répond Karelle. «Qui s’aident», ajoute Katherine. «Après, je pense que c’est une question de peau pis d’odeur, et de tous les petits gestes de l’autre qui te touchent, renchérit l’actrice. C’est ça, l’amour.» Katherine complète l’idée: «Chaque petite affaire devient une belle affaire. C’est l’inverse de ce qui se produit quand tu n’aimes pas quelqu’un et que chaque petite affaire devient de la marde.» Karelle parle de la manière dont Katherine pousse une porte, et Katherine décrit avec poésie la minutie avec laquelle Karelle se fait un sandwich. «C’est tellement parfait. C’est beau.»

De leurs passés amoureux, elles ont toutes les deux tiré des leçons différentes, mais non moins inspirantes. «Le respect,

le fait d’être moins centrée sur moi, c’est nouveau», fait valoir Karelle. «Moi, dit Katherine, c’est de comprendre que je ne peux pas tout contrôler. À chaque relation, à chaque choix de vie, je me rends compte que je ne sais pas du tout quel est mon chemin. Et aujourd’hui, cette idée-là me rassure.»

Elles connaissent déjà l’une des clés du succès amoureux à long terme: la vulnérabilité. «Faut que tu dises: “Voilà, je t’offre mon cœur, tu peux faire ce que tu veux avec.” Ça fait peur, mais si tu ne fais pas ça, y a rien qui va se passer», lance l’actrice. «Pas question de jouer de game.» Katherine assure: «Son cœur, je ne vais jamais, jamais le mettre dans le blender.»

Enfin, il reste le partage des valeurs fondamentales. Les leurs se résument ainsi: le respect de l’autre, l’honnêteté, le soutien et le fait de ne jamais laisser un texto sans réponse. «Moi, quand je texte quelqu’un et qu’il ne me répond pas tout de suite, je capote. J’ai peur qu’il soit fâché», explique Katherine en assumant complètement son incapacité à gérer le mécontentement même hypothétique d’autrui envers elle. «Des fois, je dis quelque chose à quelqu’un… et j’y repense. Et je me mets à douter; j’ai peur de l’avoir fâché et je l’appelle immédiatement pour m’assurer que tout va bien entre nous. Si les gens ne répondent pas, je pense qu’ils sont morts. Ce que j’essaie de dire overall, c’est que si quelqu’un est en retard ou ne répond pas à mes textos, on ne sortira pas ensemble.»

Regard de côté à Karelle: «Moi, je lui réponds toujours tout de suite!» Et c’est banal, et beau.

ELLE Québec - Février 2020

ELLE Québec - Février 2020Alexis Belhumeur

Rédactrice en chef / Joanie Pieatracupa
Direction de création / Annie Horth
Photographie Alexis Belhumeur
Stylisme / Patrick Vimbor
Coiffure / David D’Amours
Maquillage / Nicolas Blanchet (Folio Montréal) avec les produits Dior
Production / Estelle Gervais
Accessoiriste / Stefany Bedoya
Assistants à la photographie: Frédéric Robitaille, Jean-Christophe Jaques. Assistante au stylisme: Laurence Labrie. Postproduction: Vallali.