À son grand désarroi, sa propre mère a commencé à porter le voile après un pèlerinage à La Mecque il y a quelques années. «C’est un sujet de dispute entre elle et moi», s’exclame Merve Abacıoglu, visiblement remuée. La Stambouliote de 30 ans, qui a étudié dans des écoles laïques et qui mène aujourd’hui une brillante carrière comme analyste d’affaires, a encore du mal à accepter la décision de celle qui lui a donné la vie. 

Un fossé s’est creusé entre la mère et la fille, à la manière du clivage qui existe entre la religion et la laïcité au sein de la société turque. Sur cette fracture sociale flotte le voile, un symbole brandi par les deux camps et qui crée tant de brouhaha qu’on a pratiquement oublié d’entendre les voix des principales intéressées: les femmes. 

S’AFFRANCHIR DE LA PRESSION SOCIALE 

À 14 ans, Merve Albayrak portait déjà le voile. «Ma mère m’a même demandé si j’étais certaine de faire ce choix à un si jeune âge», se souvient cette enseignante de 29 ans. Elle a grandi dans une famille pieuse à Ankara, la capitale turque. Elle vit dans un milieu particulièrement conservateur, mais elle dit faire face à du rejet de la part d’une portion importante de la société qui est laïque. «Parfois, lorsque je traverse la rue, on me regarde étrangement; certaines personnes ne veulent pas de musulmans dans leur vie. Je ne me soucie pas de leur habillement; ils ne devraient pas se soucier du mien», dit-elle en haussant les épaules. «Certaines personnes supposent que nous, les musulmanes qui portons le voile, sommes fermées d’esprit…, ajoute-t-elle. Et pourtant! Les religieux et les laïcs devraient communiquer davantage entre eux!» 

Contrairement à Merve Albayrak, qui souhaite porter le voile, d’autres femmes, issues elles aussi d’un milieu conservateur, ont souvent du mal à s’affranchir du hijab. Lorsque la journaliste Büçsra Cebeci a décidé d’abandonner le voile, elle raconte que son père a cessé de lui parler pendant deux ans et que sa mère avait honte de marcher à ses côtés dans la rue. En 2019, plusieurs femmes turques ayant abandonné le voile ont partagé leur expérience sur Twitter lors du défi #10yearschallenge. Après avoir publié son témoignage, Rabia Okur constate avoir reçu beaucoup de messages de femmes ayant peur de faire de même et de trolls sur les réseaux sociaux qui l’accusent d’être un pion de l’Occident. Depuis, la plupart des femmes turques ayant participé au #10yearschallenge ont éliminé leur publication originelle ou même leur profil de Twitter.

Les femmes voilées subissent aussi des pressions au sein même de la communauté musulmane. L’activiste féministe Rümeysa Çamdereli en sait quelque chose. Elle porte le hijab depuis qu’elle a 12 ans, mais elle n’adhère pas à l’image traditionnelle des musulmans en Turquie. «Certains trouvent paradoxal que je sois musulmane et que je lutte pour la liberté et l’égalité [entre les genres]», note Rümeysa, qui lutte aussi pour les droits de la communauté LGBTQIA+. «Qu’elles portent ou non le hijab, les femmes doivent faire face aux pressions sociales et aux jugements.» Et cette situation ne date pas d’hier.

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UN CONFLIT HISTORIQUE ENTRE RELIGION ET LAÏCITÉ 

Dans les années 1990, des milliers de femmes voilées affluent dans les rues de villes comme Istanbul. Elles protestent contre des lois qui les empêchent d’entrer dans les universités et les institutions publiques si elles ne découvrent pas leurs cheveux. 

Après la chute de l’Empire ottoman, au début du 20 e siècle, la jeune République turque entreprend un virage culturel et politique à 180 degrés sous la présidence de Mustafa Kemal Atatürk, le père de la Turquie moderne. Le regard fixé vers l’Europe, le pays se modernise en adoptant les principes d’égalité et de laïcité de la France des Lumières et en se détachant de son passé. Les habits et les chapeaux traditionnels sont remplacés par des vêtements à la mode européenne. L’écriture ottomane, cousine de l’arabe, est remplacée par un alphabet dérivé de l’alphabet latin, ce qui a pour effet de couper les Turcs de leur passé écrit. Les ordres religieux, comme ceux des célèbres derviches, sont déclarés illégaux. Les femmes, considérées comme égales aux hommes, accèdent au droit de vote avant les femmes françaises et sont de plus en plus présentes dans la sphère publique.

Après le coup d’État militaire de 1980, le gouvernement turc serre la vis. Au nom de la laïcité, on empêche les femmes de porter le voile dans les institutions publiques. Les femmes sortent dans la rue pour réclamer le droit à la liberté religieuse. Parmi la population conservatrice, beaucoup sont insatisfaits des réformes menées par une élite séculaire et européanisée, soutenue par l’armée. 

Recep Tayyip Erdo gan est à la tête du pays depuis 2003. Ce politicien populiste abolit les lois contre le voile dans l’espace public et, soutenu par les groupes religieux, encourage les femmes à reprendre leur rôle traditionnel à la maison. 

En octobre dernier, alors que son parti était en perte de vitesse en raison d’allégations de corruption et d’une inflation galopante, le président turc a utilisé le voile pour remobiliser son électorat conservateur à l’approche des élections prévues pour 2023, en proposant de demander, par référendum, que le droit de porter le voile soit inscrit dans la constitution. 

Aujourd’hui, dans les rues des villes comme Istanbul, les femmes se promènent les cheveux au vent ou avec des hijabs de toutes les couleurs. Reste que la bataille pour l’émancipation des femmes, qu’elles soient voilées ou non, est loin d’être gagnée dans ce pays qui enregistre des taux records de féminicides. Pour ce faire, les femmes ont besoin d’être écoutées, affirme l’activiste Rümeysa Çamdereli. «Je crois qu’aussi longtemps que les idées d’opposition n’ont pas d’espace pour être exprimées, nous n’avancerons pas davantage en termes d’égalité en Turquie.»

LE VOILE, UN EMBLÈME POLITIQUE 

Si le voile est devenu un élément aussi controversé, c’est qu’il symbolise la frontière entre deux idéologies opposées, selon la sociologue Nilüfer Göle, directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, en France. D’un côté, la modernité, portée par l’Occident avec sa trousse de valeurs incluant l’individualisme, la laïcité, la démocratie et l’égalité homme-femme. De l’autre, l’islamisme, qui prône la communauté et la religion, et qui a été mis de côté lors de la modernisation de la Turquie. 

«Aucun autre symbole que le voile ne représente autant l’altérité de l’islam pour l’Occident», écrit la sociologue dans son livre The Forbidden Madden: Civilization and Veiling. «Le voile est souvent associé à l’asservissement de la femme, et la revitalisation des mouvements islamistes dans le monde musulman est souvent interprétée comme un défi à la modernité occidentale.» 

Autrefois, les femmes portaient le voile pour respecter la tradition, mais aujourd’hui, de nouvelles générations de Turques éduquées choisissent de le porter par conviction et elles réclament une nouvelle place dans la communauté musulmane, fait observer Nilüfer Göle.

«LE VOILE EST UNE DÉCLARATION POLITIQUE DES FEMMES; IL S’AGIT D’UNE RÉAPPROPRIATION ACTIVE DU MODE DE VIE ET DES CROYANCES ISLAMISTES. »

DE LA TURQUIE AU QUÉBEC, LE MÊME COMBAT 

De ce côté-ci de l’Atlantique, la société québécoise entretient un rapport encore plus tendu avec le voile. «Ce vêtement est souvent perçu comme le symbole de la victimisation de la femme qui le porte, qu’il convient alors de sauver», exprime le chercheur en éthique Bertrand Lavoie dans son livre La fonctionnaire et le hijab, paru en 2018. «Loin de constituer un portrait nuancé et pluraliste, le regard que porte la société sur les femmes musulmanes portant le hijab se présente sous la figure d’un triangle social péjoratif: l’homme musulman dangereux et la femme musulmane en danger, le tout devant l’Occidental civilisé», ajoute le chercheur. Selon lui, cette tendance a été accentuée par le traitement du terrorisme dans les médias et par le durcissement identitaire au Québec depuis la crise des accommodements raisonnables. 

«Il y a une fixation [de l’opinion publique] sur le port du voile; on en parle dans les médias et il y a eu des projets de loi, remarque également la sociologue et chroniqueuse Dalila Awada. Mais finalement, ce sont les femmes portant le voile qui vivent plus d’expériences négatives, qui sont traitées différemment, qui voient leur qualité de vie altérée», fait observer cette Québécoise qui porte le voile depuis des années. «Au lieu de forcer les femmes à faire quelque chose, le mieux, ce serait de créer les meilleures conditions possibles pour qu’elles puissent choisir de façon éclairée ce qui leur convient le mieux, qu’elles portent le voile ou non.»