On devrait pouvoir se parler de menstruations. Vraiment. Entre nous. Collectivement. Ailleurs que dans des publicités qui laissent croire que c’est une semaine pendant laquelle on tourne en rond en souriant dans un champ sous le soleil. Cet article ne souhaite arriver qu’à cette conclusion: qu’on parle de menstruations collectivement. Parce que, même en 2020, ce n’est pas un sujet dont on discute «librement» sans employer un euphémisme ou baisser le ton. Le mot même existe à peine: on est «dans sa semaine» (psitt: l’étymologie du mot menstruations vient notamment du latin mensis qui signifie «mois»), «patchée», «dans le rouge», et c’est rarement une phrase énoncée avec autre chose qu’une moue, un petit dégoût au visage.

«Tu es une femme, maintenant!»

Sans doute cela a-t-il à voir avec le fait qu’à part quelques mères très enthousiastes qui accueillent les premières menstruations de leur fille avec débordement et un très lourd «Tu es une femme, maintenant!» (affirmant du même coup que le féminin n’est qu’une question de possible reproduction), dès le tout début, on souhaite que ce soit passé sous silence, que ce ne soit pas un objet de discussion familiale, surtout pas à table, que ça se termine et qu’on n’ait pas à y penser avant la prochaine fois. Parce que «c’est» déjà là. Implanté: il faut que ce soit caché. C’est aussi le début de la suspicion. De la nécessité de «se protéger», de prévoir, de penser à la contraception.

Vivre son corps comme le lieu d’un risque. C’est souvent un des seuls aspects à propos duquel une discussion aura lieu, sur lequel on insistera.

Alors qu’il y a toutes les «surprises» qui pourraient ne pas en être: les caillots, la quantité de sang, ce qui se produit lorsqu’on éternue ou qu’on doit passer de la position couchée ou assise à debout, le fait que les écoulements s’interrompent dans l’eau. Ou encore l’ensemble des inconforts possibles: un cycle irrégulier, des ballonnements, de la constipation, de la diarrhée, des maux de tête, une irritabilité, une sensibilité particulière, le corps qui enfle, une prise de poids. À moins de lire sur le sujet, ce sont des choses qu’on apprend «sur le tas», avec les répétitions, les variations, le temps. On en vient à connaître son cycle, à comprendre que c’est normal, qu’il faut vivre avec, ou à normaliser des états qui ne le sont pas et qui mériteraient une attention médicale particulière, comme l’endométriose ou encore le syndrome dysphorique prémenstruel, qui ne touche que 2 % des personnes menstruées, mais pour lequel «certaines ne consultent pas parce que c’est tabou, c’est une souffrance qu’on occulte et qui peut facilement passer pour autre chose si ce n’est pas considéré adéquatement», comme le souligne Marie-Eve Boisvert, psychiatre au CISSS de la Montérégie-Est.

Occasions ratées

Ce qui est aussi appris et vécu, ce sont toutes les occasions où le fait d’avoir des menstruations peut s’accompagner d’une forme d’invalidation de ses émotions ou de ses réactions parce que ces émotions et ces réactions ont nécessairement à voir, et juste à voir, avec des variations hormonales. Ce sont les classiques «t’es-tu dans ta semaine?», «t’es-tu SPM?», «calme-toi les hormones», auxquels on ne sait jamais trop quoi répondre tellement c’est absurde, mais aussi parce qu’il arrive que oui, certaines émotions sont davantage vécues avec acuité en raison du cycle menstruel. On vit alors avec le paradoxe suivant: reconnaître la situation, c’est réduire le genre féminin à n’être que le jouet de ses hormones; et ne pas la reconnaître, c’est persister à alimenter la mécompréhension. Il y a aussi la dévalorisation, qui va des associations lourdes de préjugés – celles que peuvent faire des maires de village au period shaming (le fait d’intimider une personne parce qu’elle est menstruée) – jusqu’à l’exclusion: le rapport de l’Unesco intitulé Éducation à la puberté et à la gestion de l’hygiène menstruelle (2014) indique qu’environ une fille sur dix manque des jours d’école parce qu’elle est menstruée, ce qui peut équivaloir à 20 % de sa scolarité chaque année. Il y a également toute la désinformation, l’incompréhension et la mécompréhension véhiculées à propos du cycle menstruel et de sa gestion (Twitter regorge d’anecdotes croustillantes et un peu tristes à ce sujet). Certains croient que «ça se contrôle», d’autres font des calculs faciles sur le nombre de serviettes ou de tampons nécessaires aux femmes chaque mois (pour les juger, en fait, quand elles disent que ça leur coûte cher). Le journal Le Monde rappelait, en juillet 2019, que la science s’intéresse encore trop peu aux menstruations et à ce qui gravite autour d’elles, en soulignant notamment qu’il «existe cinq fois plus d’études consacrées aux dysfonctionnements érectiles qu’au syndrome prémenstruel, alors [que ce syndrome] touche beaucoup plus de gens: neuf femmes sur dix, [comparativement à] moins d’un homme sur cinq pour le [dysfonctionnement érectile]». Et c’est finalement, encore au 21e siècle, une cause de décès. Le journal britannique The Guardian rapportait en septembre 2019 qu’une jeune fille de 14 ans, que son professeur avait dénigrée en classe parce qu’elle avait eu ses premières menstruations (il avait dit d’elle qu’elle était «sale») s’était suicidée à la suite de ces commentaires. En décembre, au Népal, Parwati Budha Rawat est morte dans une hutte de réclusion où doivent rester les femmes qui ont leurs menstruations. Cette pratique est illégale mais a encore lieu dans certaines communautés. Bref, être menstruée ne vient pas sans une certaine lourdeur.

Le poids du tabou

Le tabou pèse lourd dans la balance, dans les occasions où on aurait pu voir avec justesse ce que sont les menstruations. Les femmes d’aujourd’hui sont les héritières de siècles passés, à traîner l’impureté, la saleté. À devoir vivre dans la honte ressentie lorsqu’un tampon est vu dans une poche ou qu’il y a une tache de sang sur un pantalon. Pour la plupart des femmes, c’est une chose qui se gère machinalement. Avec quelques hoquets. Notamment la douleur des crampes menstruelles. Douleur vécue dans le silence, peu partagée, qu’elles doivent endurer et pour laquelle il y a très peu de sympathie, contrairement à une migraine ou un rhume. Ou encore ce rapport particulier à la sexualité. Dans certains couples ou pour certaines personnes, c’est systématiquement perçu comme étant un moment d’indisponibilité à la sexualité (par dégoût du sang, baisse de désir, etc.); il y a aussi les orgasmes pouvant être ressentis plus fortement par certaines femmes lorsqu’elles sont menstruées. Le sang semble le bouc émissaire. Il ne doit pas être vu, exposé, sous peine de subir le jugement d’Instagram (la poétesse Rupi Kaur, autrice de Milk and Honey, a vu une de ses photos, sur laquelle on voyait du sang menstruel, retirée de la plateforme) ou celui de centaines d’individus outrés lorsqu’on utilise un liquide rouge plutôt qu’un liquide bleu dans les publicités pour produits hygiéniques. «Cachez ce sang que je ne saurais voir», pour paraphraser Molière. On assiste ici au double standard du sang: celui des combats de boxe, du MMA (arts martiaux mixtes) et celui qui est versé sur les champs de bataille sont glorieux; certains frémissent à le voir et on en tartine les films. Mais celui qui s’écoule du vagin est honteux [insérez une moue dubitative].

C’est sans doute à cause de tout cela, de la fatigue de porter un poids, de vivre dans le silence, que plusieurs femmes cherchent à réhabiliter les menstruations, à faire en sorte qu’elles recouvrent un mot et une réalité qu’on puisse voir et nommer sans rougir. Faire exister réellement une chose, c’est permettre sa reconnaissance, c’est la traiter adéquatement et entièrement, c’est faciliter sa compréhension. La réappropriation peut commencer à s’exprimer par un superpouvoir, comme le clame une citation qui circule souvent sur les réseaux sociaux: «Quoi que tu fasses, je peux le faire en saignant.» (traduction libre de «Whatever you do, I do it bleeding».); ou encore par le partage d’images montrant du sang menstruel, qu’on s’habitue à voir ailleurs que dans la cuvette ou sur une serviette. Il y a aussi le free bleeding, mouvement apparu dans les années 1970 et qui consiste à laisser couler librement le sang sans utiliser de protection. Le souci dans tous les cas est de normaliser au sens fort du terme ce qui est vécu: bien que la plupart des gens savent que la moitié de l’humanité est menstruée, peu d’entre eux acceptent d’en reconnaître les enjeux et d’en souligner l’existence au quotidien. Ça faciliterait pourtant la vie d’un grand nombre de personnes, celles des jeunes filles, entre autres, qui pourraient vivre leurs premières menstruations avec plus de légèreté, moins d’appréhension.

En fait, tout cela revient à l’idée toute simple de pouvoir vivre les choses librement. Célébrer ses menstruations, en faire une fête chaque mois; en être découragée; être heureuse de pouvoir accomplir tout ce qu’il y a à faire malgré cela; avoir la possibilité de rester écrasée en linge mou, dans un coin, pendant un jour ou deux, parce que ça fait mal; ne pas être exclue de sa communauté; ne pas en mourir.

«Menstrulutions»

Il faut peut-être laisser un espace pour le rêve, se demander ce qui se passerait s’il y avait un congé, non pas de «maladie», mais de «repos» (à prendre sans culpabilité) pour celles qui ne peuvent pas se déplacer au début de leurs règles, parce que leur SPM est trop fort? En Suède, par exemple, il existe des entreprises «règles friendly» qui offrent ce type de congé. Que se passerait-il si on développait un sens du care qui prenne en compte les douleurs menstruelles? Il y aurait peut-être là un début de révolution, une brèche dans l’apprentissage que les femmes font si tôt dans leur vie: ce sont elles qui se soucient du jugement, plient souvent sous la douleur, la ravalent. Et si, une fois par mois, lorsqu’elles sont pliées en deux, un père, un frère, un conjoint, un fils prenait la peine de mettre un sac Magique dans le micro-ondes et allait chercher des Tylenol? Si on s’occupait de la «précarité menstruelle» – pour les femmes (itinérantes, détenues, jeunes filles) qui n’ont pas accès ou suffisamment accès à des protections hygiéniques et qui ne peuvent contenir leur flux menstruel ou se changer au moment requis, ce qui cause un stress important? Si on offrait des tampons ou des serviettes hygiéniques gratuites, voire des diva cups? Si on en parlait autant aux jeunes garçons qu’aux filles, afin qu’ils prennent conscience que ça les concerne eux aussi, au lieu de les faire sortir de la classe lorsque le sujet est abordé? Et tant qu’à rêver, pourquoi ne pas songer à réinventer le vocabulaire? Parce que «serviettes sanitaires» et «produits hygiéniques», ça n’aide pas à enlever l’aura de «saleté» qui entoure le phénomène.

On devrait pouvoir en parler. Ça permettrait de voir, à grande échelle, ce qui se vit. Ça permettrait d’atténuer les malaises, les douleurs. Ça permettrait de s’accueillir un peu plus et de réduire les écarts, qui ne sont que dans les têtes. Parce que les femmes menstruées travaillent, lisent, vont au gym, gèrent des entreprises, pleurent, font le souper, donnent le bain aux enfants, sans que ça paraisse. Elles redoublent souvent d’efforts même, pour que ça ne paraisse pas. Ce serait peut-être le temps de «slaquer».

En rafale

À offrir à sa fille, à sa nièce (et à son fils, à son neveu): Les règles… quelle aventure!, d’Élise Thiébaut et de Mirion Malle, petite plaquette parue aux Éditions du remue-ménage en 2017,qui présente aux préados et aux ados, de manière très accessible et sans complexe, ce que sont les menstruations.

À visiter si on séjourne à Londres
Le musée du vagin (vaginamuseum.co.uk)

À suivre
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