Quand elle raconte son histoire, Mahrosa enfonce ses ongles dans la paume de ses mains. Une façon, peut-être, de dompter la douleur. «J’y pense tous les jours», souffle cette femme yézidie, les yeux marron rivés au sol. Le groupe armé État islamique (EI) a envahi le village de Kocho, le 15 août 2014. Les barbes noires. Les cris. Les coups de feu. Le sang sur les bottes des djihadistes… Ce jour-là, ils ont fait d’elle leur prisonnière, même enceinte, ses deux bambins accrochés aux bras. Cinq ans plus tard, chaque détail est marqué au fer rouge dans sa mémoire. Comment oublier l’une des pires journées dans l’histoire des Yézidis d’Irak?

Mahrosa n’a jamais revu son mari. Tout ce qui reste de lui est une photo épinglée sur un mur de terre du camp surpeuplé de Khanke, au Kurdistan irakien. Des centaines d’hommes ont été fusillés et jetés dans des fosses communes. Les femmes, elles, ont été réduites à l’esclavage sexuel. Comme des butins de guerre, les plus belles – et les plus jeunes – ont été vendues à prix fort ou offertes en cadeau aux émirs les plus respectés. Daech (acronyme arabe pour désigner l’État islamique) a embrigadé les enfants assez grands pour tenir une mitraillette. Au moins 6417 personnes ont été kidnappées, selon un décompte du Bureau de secours des Yézidis. Les morts, eux, se comptent par milliers. Avant l’arrivée des islamistes, de nombreuses familles ont fui dans les montagnes arides, sans eau ni nourriture. À 50 °C, elles ont marché pendant des jours, sans se retourner. Fuir à tout prix pour éviter d’être capturées.

mains de Sara

Réparer les femmes 

Mahrosa a été vendue et «mariée» à quatre djihadistes. Elle a survécu à trois longues années dans les maisons des combattants du califat de l’EI. «J’étais terrifiée. Ces hommes battaient mes enfants et me prenaient de force», nous confie l’ancienne esclave de 33 ans. Jamais cette femme ne prononcera le mot viol, si tabou. «Je fais des cauchemars. Pour tourner la page, je voudrais que Daech soit jugé pour ses crimes», plaide-t-elle avec dignité. Chaque jour, dans le camp de déplacés, lui paraît une éternité. «Je ne peux pas rentrer chez moi, car tout a été détruit. Là-bas, notre vie serait encore plus pénible», fait-elle remarquer, avant de disparaître dans une autre pièce. La région du Sinjar, berceau ancestral des Yézidis, est truffée de mines et de groupes armés qui se disputent le territoire, riche en pétrole.

Mahrosa décide de se rendre au temple de Mamshivan, tout près. Prier pour chasser les souvenirs de ses bourreaux.

Se convertir à l’islam ou mourir. C’était le seul choix offert par l’EI aux Yézidis, taxés – à tort – d’adorateurs du diable. Cette minorité ethnique kurdophone d’environ 500 000 personnes, en Irak, croit en un Dieu unique, dirigé par sept anges, dont un paon qui symbolise Satan. Mal interprétées, leurs croyances leur ont valu des siècles de persécution. «L’horreur a atteint son apogée», déplore Luqman Souleyman, l’un des gardiens de Lalesh, le plus haut lieu saint des Yézidis.

Dans cette société repliée sur elle-même, il est interdit pour une femme d’avoir un rapport sexuel, même forcé, avec un homme d’une autre religion. Au risque d’être exclue ou tuée. Or, devant l’ampleur du drame des femmes yézidies, les autorités religieuses ont assoupli les règles. «Elles n’ont pas choisi ce destin tragique avec Daech. À leur retour, nous organisons des baptêmes pour les purifier. Ce nouveau rite les aide à réintégrer la communauté», explique-t-il, les pieds dénudés pour fouler le sol sacré. C’est la meilleure arme pour éviter l’effritement du tissu social des Yézidis et encourager les femmes à revenir à la maison, sans la peur au ventre.

Au front, la gynécologue yézidie Nagham Nawzat répare les survivantes. Son téléphone sonne jour et nuit. En cinq ans, elle a ausculté 1200 femmes. Sa plus jeune patiente n’avait que huit ans. «Elles ont toutes été violées et torturées par les combattants de Daech. Certaines ont été vendues plus d’une trentaine de fois. Ces femmes sont profondément traumatisées. Leur guérison physique et psychologique sera longue», affirme la médecin. Le lieu de notre rencontre doit être tenu secret, puisque la Dre Nawzat reçoit des menaces de mort. Le soir, à la maison, elle consigne les récits insoutenables dans de petits cahiers. Autant de preuves, selon elle, d’un génocide commis contre son peuple. «Et ce n’est pas terminé! Des femmes sont toujours vendues sur le marché des esclaves. Plus de 300 000 Yézidis vivent dans des conditions très difficiles, dans les camps. Nous avons besoin d’une protection internationale», soutient celle qui consacre sa vie à la cause.

La vie dans un camp

Pendant que Mahrosa balaie la cour, Sara, sa belle-sœur, remet de l’eau dans le climatiseur artisanal qui sert à rafraîchir le salon. La nuit, toute la famille s’entasse sur des matelas fleuris déposés au sol. Dans le camp, l’électricité est un luxe fourni par l’État. Mais pour payer l’eau qui arrive dans des citernes, il faut gagner des dinars irakiens à la sueur de son front dans les champs. «On survit à peine. On ne reçoit que très peu d’aide. Il n’y a pas de travail pour nous», précise Sara. L’ex-prisonnière, mère de quatre enfants, avale des médicaments pour dormir. Elle a réussi à diminuer sa dose au cours des derniers mois. Chaque pas est une petite victoire. «Il est difficile de se projeter dans l’avenir, dit-elle. Je souhaite au moins que le monde connaisse notre histoire.»

Insomnie, dépression, pensées suicidaires… «Les déplacées ressentent beaucoup de colère devant leur incapacité à subvenir aux besoins de leurs enfants», analyse Martina Lanfranchi, psychologue en traumatologie à la Free Yazidi Foundation, l’une des ONG sur place. Le bruit des machines à coudre résonne jusqu’à son bureau. Dans la roulotte voisine, des femmes apprennent la couture. «Cette activité les pousse à sortir de leur tente. Elles se sentent moins isolées», note Mayan Ali, une élève devenue enseignante, l’an dernier. Destinées depuis la naissance à rester au foyer, la majorité d’entre elles n’ont fréquenté que l’école primaire. «Suivre des cours est très valorisant pour elles», ajoute la psychologue Lanfranchi.

Tant de vies ont été brisées. Mais à travers ce traumatisme collectif, les Yézidis voient éclore une génération de femmes, fortes et fières, prêtes à se battre pour se reconstruire. Quitte à bousculer les vieux carcans.

Ces femmes veulent éviter de sombrer dans l’oubli. Depuis la chute officielle du groupe État islamique en Irak, en décembre 2017, la communauté internationale semble avoir détourné le regard vers d’autres guerres, plus urgentes. Conséquence? Dans les camps de déplacés, l’aide humanitaire se tarit. «L’idéologie de l’organisation État islamique est pourtant bien vivante en Irak et dans les pays voisins», rappelle le politicologue de l’Université de Dohuk, Khidher Domle, en égrenant la liste des dernières attaques. «Des Yézidies sont toujours captives en Syrie. Plusieurs ont pu être tuées dans des bombardements. J’espère qu’elles sont vivantes. Mais j’en doute», avoue l’expert. Au fil du temps, les retours se font rares.

Yezidie Photos des disparus

Sur la trace des disparues

Son visage buriné par le soleil se crispe dès qu’il nous montre une première photo. En silence, des larmes roulent sur les joues de Samir. Le père de famille est mort d’inquiétude pour Mahwar et Munira, ses deux filles. «Il y a cinq ans, j’ai tout perdu: ma famille et ma maison. Que feriez-vous à ma place? Si j’avais le cœur aussi dur que Daech, j’irais tous leur couper la tête», lâche-t-il, les lèvres tremblantes sous sa moustache épaisse.

À 13 et 14 ans, les adolescentes ont été enlevées à Hardan, au nord du pays, par des voisins musulmans conquis par le groupe État islamique. La pire trahison pour ces Yézidis. «Je ne sais pas si elles sont ensemble. Un jour, elles vont rentrer à la maison», ose encore espérer Samir.

Aux dernières nouvelles, Mahwar et Munira se trouveraient à Idlib, en Syrie. Abdallah Shrem tente de retrouver leur trace. Cet ancien apiculteur yézidi de 44 ans s’est reconverti en chasseur d’esclaves. «Le gouvernement irakien ne fait rien pour ramener nos filles. J’ai dû prendre mon courage à deux mains», se rappelle l’homme aux airs de fonctionnaire plus que de baroudeur. Tout a commencé en 2014 avec l’appel au secours de sa nièce qu’il a réussi à racheter pour 2000 $. Il raconte avoir sauvé 394 personnes des griffes de l’EI. Comment? À l’aide d’un réseau de passeurs musulmans, parfois des trafiquants, qui s’infiltrent dans l’organisation djihadiste. Abdallah dessine ses propres plans au crayon, à partir des témoignages des revenantes. «Daech a découvert notre stratégie. Les missions sont donc plus dangereuses. Les prix ont explosé. Racheter une fille peut coûter jusqu’à 50 000 $», explique Abdallah. Dans sa propre famille, 56 personnes avaient été capturées. Il en a ramené 38.

Chez les Yézidis, on dit qu’il n’existe aucune famille sans disparu. Tous se cotisent pour financer les opérations de sauvetage, pris entre le désir viscéral de libérer leurs filles et le dégoût de renflouer les coffres des ravisseurs. Or le rachat est souvent la seule option. Encore faut-il savoir où les femmes sont cachées.

À 19 ans, Reinas raconte les mêmes atrocités que les autres après trois ans et deux mois de captivité. Deux ans après avoir été rachetée par sa famille, l’ex-otage veut revoir son frère et sa sœur, toujours disparus. «La libération de Baghouz, en Syrie, en mars dernier, me redonne l’espoir de retrouver ma sœur. Je sais ce qu’elle endure. Mais Daech lui a peut-être fait subir des sévices encore pires que les miens», craint la jeune rescapée.

Yezidie Ayham et son oncle

Un génocide?

Plus de 3000 Yézidis, surtout des femmes et des enfants, manquent toujours à l’appel. Nadia Murad, l’une des survivantes, est leur porte-parole la plus connue. Installée en Allemagne, l’ancienne esclave a reçu le prix Nobel de la paix, l’an dernier. Elle milite sans relâche pour la reconnaissance du caractère génocidaire des exactions perpétrées par l’EI et pour l’accueil des réfugiés dans les pays occidentaux, dont le Canada, qui a reçu 1231 Yézidis depuis 2016.

L’un de ses frères, Khaled Murad, garde une des fosses communes de Kocho, où il a lui-même failli être enseveli. «J’ai tout vu des massacres. Nous devons maintenant protéger les preuves pour faire valoir nos droits», répète-t-il, en montrant les cicatrices laissées sur son bras par les balles de Daech. Les corps pourraient documenter un génocide. La tâche est toutefois colossale: leur exhumation, étape cruciale du processus judiciaire, ne fait que commencer.

Dans une grande maison en construction, Ayham a partagé ses secrets les plus sombres avec son oncle, Tahseen. L’homme a pris le garçon de neuf ans sous son aile depuis son retour de captivité, en novembre 2017. «Les djihadistes l’entraînaient à tirer sur des cibles. À chaque coup de feu, il tombait par terre, parce qu’il était trop petit», raconte-t-il. L’enfant portant une cicatrice sur la tête était parfois attaché pendant des jours ou privé de nourriture. Son histoire, Ayham dit l’avoir oubliée. La femme de son bourreau, une Américaine, l’a libéré au bout de deux ans quand son mari est mort au combat. «C’était comme si Ayham se relevait de sa tombe! Je n’ai pas de mots pour décrire ma joie», lance Tahseen, en riant. Cette famille cherche à quitter l’Irak pour retrouver la paix. En attendant, Ayham s’amuse à taquiner son petit frère, lui aussi de retour. Bienveillante, sa tante lui tapote la jambe. Sa maman, elle, est toujours portée disparue.

Ce reportage a été réalisé grâce à une bourse du Fonds québécois en journalisme international. 

Photos: Julie Astoul

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