Dans un chaos qui m’est familier, mais qui ne sera jamais confortable, je cherche mon père à l’aéroport. Je suis en avance, je suis tout le temps en avance, et il l’est encore plus que moi. C’est inévitablement de famille, cette précision avec le temps. Je l’aperçois au loin, scotché au comptoir de notre compagnie aérienne, sac au dos, chemise et veston, jean et souliers de cuir. Le chic l’a emporté sur le confort; c’est bien le Dr Beauchesne. Je l’ai confié dans ma dernière chronique: je n’aime pas voyager. Mais là, j’honore une promesse que je ne pouvais pas trahir, celle de partir avec mon père, juste lui et moi, pour célébrer mes 30 ans (2 ans plus tard, pandémie oblige). C’est le grand départ pour Lisbonne.

La dernière fois qu’on s’est retrouvés seuls ensemble ainsi, c’est pendant mon adolescence, quand il était tout simple de se ranger dans nos rôles respectifs: lui dans celui de protecteur, moi dans celui de protégée, lui le parent, moi l’enfant. Mais aujourd’hui, je me demande si tout a changé, si je dois devenir le pilier, me charger de regarder des deux côtés de la rue avant de traverser une nouvelle intersection achalandée, de m’assurer qu’on goûte à tout, qu’on est en sécurité, qu’on ne prend pas un détour trop long, qu’on a assez de billets de bus, que le soleil ne tape pas trop fort, que la porte de notre appartement est bien barrée, que notre horaire du lendemain est bien réglé. Après toutes ces années à me voir aller sans avoir besoin de lui au quotidien, est-ce qu’il en oubliera ses bons vieux réflexes de papa?

Juste tous les deux, dans cet environnement qu’on ne connaît pas, exposés à des nouveautés à chaque seconde de nos journées portugaises, j’ai peur de voir mon père vieillir à vue d’œil, de me rendre compte qu’il n’est pas éternel et que son horizon à lui n’est pas infini. Outre son kit de voyage audacieux, c’est le blanc de ses cheveux qui me frappe le plus. Le temps a indéniablement passé. Pendant que j’étais occupée à boire du vin, à tomber en amour et à écrire, les années se sont installées dans le visage de mon père. Certes, il respire la santé, son œil est vif, ses grandes pattes sont solides, il a le teint d’un grand coureur, la grâce d’un yogi amateur, l’esprit d’un éternel lecteur d’encyclopédies médicales et d’histoires d’extraterrestres, mais malgré tout, je suis incapable de calmer ma peur de le perdre.

On se prépare comment à l’éventuel départ d’un parent? On attend la fin en se culpabilisant de ne pas être à ses côtés en tout temps, ou on continue notre vie en l’appelant une fois de temps en temps, en refusant de penser qu’il peut partir? Et quand il part, est-ce qu’on reste éternellement son enfant ou est-ce que cette partie de nous meurt avec lui?

Ces questions existentielles sont nouvelles; elles arrivent dans ma vie comme la foudre. Assise dans l’avion à côté de mon père, je me fais la promesse de le prendre en photo souvent. À un coin de rue charmant, dans un château haut perché, au restaurant, sous un arbre, dans le tramway, au bord de l’eau. Pour que les souvenirs qui s’empilent apaisent mon angoisse de le perdre un jour. 

CHÈRE SARAH-MAUDE,

J’ai beaucoup aimé, en lisant ton texte, la prise de conscience que tu as par rapport à ton père. Tôt ou tard, on réalise tous et toutes que les êtres que l’on aime ne sont pas éternels, ce qui peut nous faire ressentir un certain chagrin. Mais pour avoir passé le plus clair de ma vie à travailler avec des personnes qui traversent un deuil ou se préparent à le vivre, je peux te promettre que l’urgence que tu ressens, celle d’immortaliser le souvenir de ton père et d’être en relation avec lui, a une grande valeur. Parce que bien que la mort soit inévitable et qu’on ne puisse pas arrêter le temps, l’impermanence de la vie est l’une des choses qui la rendent si précieuse; en prendre conscience nous pousse à donner le meilleur de nous-mêmes et à être réellement présents dans nos rencontres avec ceux qui nous sont chers. 

J’ai été très touchée par ton réflexe de photographier ton père dans les instants où tu le trouves beau, et je t’inviterais, puisque vous semblez avoir une belle relation, à le lui dire. À partager avec lui, si tu le sens réceptif, les pensées qui t’habitent et les émotions qu’elles évoquent chez toi. On n’est pas très bien outillés pour parler de la mort, mais je crois qu’on gagnerait à le faire davantage. Parce que parler de la mort, c’est une occasion de parler vrai.

Ce n’est pas le sujet de conversation le plus léger, je te le concède, mais les échanges les plus riches sont parfois les plus lourds; lourds de sens, lourds de signification. Je parle souvent, dans ma pratique, du fait d’amasser des souvenirs, des mots, des moments et des images qui nous font du bien pour les mettre dans notre banque affective afin de pouvoir les revisiter quand la personne nous aura quittés. Quand on est en deuil véritable, pouvoir aller piger dans cette réserve fait toute la différence, si elle est remplie de moments vrais. Car le sentiment de vide qui caractérise le deuil n’est que plus grand lorsqu’il est rempli de regrets, d’occasions manquées et de questions sans réponse. On n’est jamais entièrement préparé à la perte d’un être cher, mais on gagnera toujours à apprendre à le connaître réellement pendant qu’il est en vie. Les parents ne se racontent pas toujours, mais sont généralement heureux de répondre à nos questions: comment c’était, pour toi, quand tu avais mon âge? Ta vie est-elle à l’image de celle dont tu rêvais? De quoi es-tu le plus et le moins fier? Comment aimerais-tu que je me souvienne de toi?

La parole, selon moi, ouvre la possibilité d’une rencontre encore plus précieuse: elle ouvre la relation, la réflexion, la confidence, le souvenir. Aussi douce-amère soit-elle, cette prise de conscience de l’amour que tu portes à ton père, cet être mortel, est selon moi un cadeau. Parce qu’elle survient tandis qu’il est en santé, bien vivant, et qu’il vous reste sans doute de nombreuses années devant vous.

Voici donc mon conseil: parle avec ton père. Photographie-le, immortalise son essence, et dis-lui pourquoi tu le fais. Dis-lui qu’il va te manquer, que tu le trouves beau, que tu as peur de le perdre, que ce moment est l’un de ceux dont tu veux te souvenir. Dis-lui pourquoi tu l’aimes. Bâtis avec lui cet héritage affectif qui, lui, restera avec toi, bien vivant, pour toujours.