On est quelque part en 2015. Un créateur aux chapeaux multiples, que j’estime immensément, m’offre un rôle dans une partition costaude. Le texte d’une dramaturge en pleine ascension; une plume acerbe, ciselée, brute et brutale, qui déverse sans gras sur la lentille les paroles habitées de cinq femmes.

Première réaction: vertige.

L’impression que j’ai affaire à un show à saveur féministe me rebute. J’y vois des poings crispés brandis à la face du ciel, des visages tordus par les appels à l’injustice, des doléances emballées de frustration au parfum de soutiens-gorges flambés, et ça me tente zéro d’aller là. Je ne m’affiche pas comme féministe. Je n’ai pas soif d’être actrice de ce mouvement qui, à mon avis, n’est pas lumineux. Je ne saisis pas alors la portée des suprêmes inégalités liées à cet enjeu de taille, je le méconnais, n’y adhère pas.

L’envie de me défiler est là, mais quelque chose me retient. Je demande une rencontre avec le metteur en scène, une première en 15 ans de métier. Parce que, dans ma tête, ça prend du culot pour lever le nez sur une offre de rôle dans un milieu où les filles attendent en file l’une derrière l’autre, espérant que la précédente se casse les deux jambes pour prendre sa place. Cela dit sans méchanceté, c’est une manière de voir. Le «beaucoup d’appelées, peu d’élues» n’est pas un mythe.

Dans ma vie, mon instinct ne m’a jamais trompée. Je l’écoute donc une fois de plus et me rends à cette rencontre, fébrile. J’en ressortirai comprise et accompagnée. On a entendu mes doutes. L’homme devant moi n’avait pas toutes les réponses, mais me tendait la main pour qu’on les cherche ensemble.

Et j’ai accepté de plonger au cœur de cette parole et de cette aventure qui a changé ma vie.

Ce rôle était celui de «la fille qui agresse» dans la pièce J’accuse, d’Annick Lefebvre, qui demeure une des plus belles expériences humaines et créatives de ma vie de comédienne. De femme aussi. Avec le recul, je n’ose pas imaginer que j’aurais pu laisser filer cette opportunité.

J’y ai bâti des amitiés précieuses avec des femmes que j’admire hautement. Qui ont chacune leurs particularités, leurs couleurs, leurs vulnérabilités, avouées ou non. La force de toutes ces femmes unies m’a permis de puiser en moi la mienne. De me nourrir d’elles et de leur souffler dans le dos quand elles en avaient besoin.

J’ai depuis cheminé dans ma conception du fait d’être femme. En quoi c’est une force à célébrer, à respecter. En quoi la notion de solidarité devrait plus que jamais être mise de l’avant. En quoi les inégalités sont criantes et source de souffrances.

Ce geste en apparence banal de solliciter un rendez-vous pour exprimer mes doutes était à l’époque, pour moi, immense. Ça voulait dire me rendre vulnérable aux yeux de l’autre, avouer ma peur.

Aujourd’hui, je sais que c’était la bonne chose à faire.

Depuis, j’avance sur la route chaotique de mon état féminin; de tout ce qu’il veut dire de force, d’instinct, de puissance créatrice, d’unicité et de sensibilité.

J’ai gagné en confiance, mais je doute encore souvent et, quand ça arrive, je prends rendez-vous avec moi-même, pis on jase. D’affaires de filles, d’affaires de femmes. D’affaires d’humaines.