Chaque mois de juin me ramène à ce premier été où j’ai eu la chance d’être payée pour jouer dehors. Je m’appelais Ivory, j’avais 16 ans, j’étais monitrice de camp de jour et je veillais avec amour sur un groupe d’une douzaine de préadolescents.

Un public parfait pour moi! Pile-poil l’âge où on commence à aimer jaser, où on est heureux de philosopher une slush à la main autant que poser des décorations d’Halloween sur le terrain d’étrangers en plein mois de juillet. Bref, un âge idéal pour répondre avec enthousiasme à mes excellentes idées d’activités.

Mes quatre étés en tant que monitrice ont été formateurs sur plus d’un plan. Chaque semaine amenait son lot de surprises. J’ai dû appeler une mère pour lui expliquer poliment que son fils se masturbait en public (!); faire comprendre à mes jeunes garçons qu’ils ne pouvaient pas s’échanger leurs blondes sans le consentement desdites blondes (!!); enlever un hameçon d’un doigt (!!!); gérer de nombreuses infestations de poux et de vers (!!!!).

Or, les plus grands défis auxquels j’ai dû faire face n’ont rien à voir avec ces cas étonnants. Ils étaient beaucoup plus intimes, souvent camouflés. Hautement plus douloureux, aussi.

La première fois que ma supérieure m’a tendu un dossier de la DPJ, mon souffle s’est arrêté. Dans le cartable, quelques menus détails. Si X n’est pas arrivé au camp à telle heure, il faut impérativement appeler à ce numéro. Si c’est son père qui vient le chercher, il faut aussi appeler au même numéro. Et, surtout, ne pas laisser partir l’enfant.

La première fois qu’un collègue m’a demandé si j’étais en mesure de participer à une collecte de fonds pour l’achat de souliers à la petite qui ne pouvait pas jouer au soccer avec ses vieilles sandales trop étroites, mon cœur s’est brisé.

La première fois qu’une jeune m’a répondu que ses ecchymoses étaient dues à son beau-père quand je lui ai demandé ce qui s’était passé sur ses bras minuscules, j’ai crié par en dedans.

La première fois que je me suis isolée avec un campeur pour lui donner des médicaments loin du regard de ses amis, des cachets qui l’aideraient à calmer son esprit toujours apeuré, j’ai eu le vertige.

La quinzième fois que j’ai donné la moitié de mon sandwich à un enfant sans lunch, j’ai pleuré. Comme les 14 fois précédentes. La débarque était immense. Les journées étaient faites de soleil, de rires et de bombes dans la piscine municipale, mais sous le vernis de la crème solaire se cachait une pléthore de drames. Un panorama de quotidiens brisés, portés par des enfants qui se présentaient malgré tout, chaque matin, la tête haute et le cœur ouvert.
Ma naïveté a pris un coup en pleine gueule. La veille, j’ignorais tout du courage des enfants. Du poids familial qu’ils endurent sur leurs fragiles épaules, de la résilience qu’ils cultivent pour avancer dans un monde qui ne les épargne pas. Pour faire confiance à des moniteurs et à des monitrices, alors que les adultes les ont si souvent déçus. Pour croire, encore.

J’ignorais tout du courage de tant de parents qui se démènent pour aider leur enfant à s’épanouir malgré la pauvreté, la maladie mentale, la monoparentalité, la violence imposée par autrui. De ces parents qui reviennent chaque matin au camp avec de la reconnaissance plein les yeux, qui remercient silencieusement une bande d’ados pour la petite pause qu’ils leur offrent dans le désordre de leurs jours.

Depuis, chaque mois de juin me ramène à cet été où j’ai découvert la bienveillance des uns et la résilience des autres. Où j’ai appris à admirer les enfants. Fort.

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