L’histoire commence de manière assez banale. Un couple peu probable, un bébé-surprise, un gars moins fiable que prévu, et une suite d’événements malheureux, mais plutôt prévisibles, qui finit par les séparer. Et puis, une fille blessée, mais solide, qui ramasse les morceaux de son rêve brisé avec un bébé dans les bras.

Le bébé, c’était moi. Et à partir de l’âge de deux ans, j’ai appris que ma mère serait aussi mon père, parce qu’elle avait trop de cœur pour laisser le poste vacant. Après quelques années de contacts sous forme de carte de fête qui gâche le party, elle a décidé d’utiliser son droit de veto bien mérité pour filtrer les minces efforts de mon père. «Ghoster» c’était une chose, mais jouer au fantôme qui revient la hanter une fois par année, c’en était une autre.

En conséquence, j’ai vécu ma première peine d’amour à neuf ans au son de ma cassette d’Éric Lapointe. La gorge serrée, je chuchotais les paroles de N’importe quoi en pensant à mon père.

Pour toi j’aurais pu faire n’importe quoi… / J’avais si peur que tu m’oublies / Et de n’être plus rien pour toi / Comme si j’étais n’importe qui, n’importe quoi

Malgré tout, mon histoire est plus un récit d’aventures qu’un film dramatique. Quinze ans plus tard, j’étais passée à Bon Iver. Éric Lapointe ne me faisait plus pleurer, et mon père non plus. La peur de l’abandon, c’était pour les faibles, et moi, je n’avais peur de rien. Surtout pas d’être blessée, depuis que j’avais compris qu’on ne peut pas être abandonnée si on s’enfuit en pensée avant.

«You have a sister, would you like to meet her?»

Une grande révélation.

Toujours est-il que, ce jour-là, mon père était au bout du fil, et il fallait que je dise quelque chose.

Il voulait me voir. Moi, pas tant. Je lui avais supposément manqué. J’avais la même impression que lorsque ma banque m’appelle pour me vendre de l’assurance et que je suis trop gênée pour raccrocher. C’était tellement irréel que je n’arrivais pas à me choisir une émotion. Et il m’a dit: «You have a sister, would you like to meet her?»

Il venait de me vendre son assurance.

Je me souviens encore de l’immeuble, et des bicyclettes empilées dans l’entrée.

J’ai marché le long du corridor, d’un pas tellement lent que j’avais probablement l’air de reculer. Je repassais en boucle les bribes d’info que j’avais accumulées sur lui au fil des années. Un genre de dossier mental étiqueté «papa», dans lequel je consignais des détails attrapés ici et là. Je savais qu’il s’appelait Max. Qu’il était toujours en retard. Qu’il perdait souvent ses choses et qu’il ne disait jamais son âge. À l’adolescence, ma mère m’avait avoué que c’était troublant à quel point j’avais hérité de sa personnalité sans même l’avoir connu. Je savais qu’il était dans la soixantaine, qu’il avait une petite fille d’un an, qu’il élevait seul, et qu’il venait d’atterrir à Montréal en plein mois de décembre équipé d’un français rudimentaire et sans pièces d’identité. Il n’avait pas de manteau d’hiver non plus.

Devant la porte de l’appartement no 4, je me suis arrêtée un moment pour me jurer de ne pas avoir pitié de lui. Il y avait 25 ans, cet homme-là nous avait laissées exactement dans la même situation, ma mère et moi, et il n’était pas question que je l’aide maintenant. J’allais entrer, lui lancer ce que j’avais rêvé de lui dire toute ma vie, accepter ses piètres excuses, puis repartir et le laisser se débrouiller.

J’ai cogné. Une fois, deux fois; sans réponse. La musique zouk de l’autre côté du mur jouait tellement fort que j’arrivais à peine à entendre le son de mes jointures sur la porte. J’ai tourné la poignée – la porte était déverrouillée –, je suis entrée, et je l’ai vu. Debout dans le salon, il dansait avec ma sœur dans les bras. Quand il m’a finalement remarquée, le sourire qui occupait déjà la moitié de son visage s’est étiré comme s’il allait engloutir toute sa face. «Naadei!» s’est-il exclamé. Puis il a éclaté d’un gros rire fort et franc, qui dure longtemps et qui vient du cœur. Comme un rire de père Noël. Il m’a pris dans ses bras, et j’ai fondu.

Vingt-cinq années de questions, de vide, d’abandon. Fondues. J’étais la petite fille de neuf ans qui chante des chansons d’amour à son père et qui veut juste qu’il revienne. Finalement, il était là, et rien d’autre n’avait d’importance. J’ai passé quelques heures à l’écouter sans vraiment l’entendre. Il me parlait, moi, je le regardais. Il avait la même fossette et les mêmes joues que moi. J’absorbais tous les détails, comme si j’avais peur qu’il disparaisse si je clignais des yeux.

Mais il est resté.

Aujourd’hui, à l’âge où bien des personnes profitent de leur retraite, mon père s’est trouvé un emploi et il travaille debout toute la journée. Il pratique son français, et il élève sa fille de 10 ans tout seul. Durant les neuf années où j’ai appris à le connaître, il ne s’est jamais plaint une seule fois. Ni l’année où il a dû dormir sur un matelas de camping pour laisser son lit à ma sœur, ni quand il a dû accepter un emploi de nuit dans une usine à 1h30 de bus de chez lui. Quand je lui rends visite, parfois il a le câble, parfois non. Mais chaque fois qu’il m’ouvre la porte, il s’exclame «Naadei!» de son gros rire. Il est heureux, même quand il pleut, même en pandémie, même quand tout le monde sur Internet trouve que ça va mal. Chaque fois, il s’essouffle à me raconter combien la vie l’a comblé, et il s’enthousiasme à l’idée de partager un bon livre ou une chanson avec moi.

Il est toujours en retard, il perd souvent ses choses, et je crois qu’il me ment encore sur son âge. J’aurai donc hérité de tous ses défauts. Mais ce qui me fascine le plus, c’est le bonheur tenace qui l’habite. Cette joie paisible, pleine de reconnaissance, qu’on n’acquiert qu’après s’être pardonné à soi-même. Et si un jour il m’apprend à voir la vie comme il la voit, je lui pardonnerai toutes ses fautes à mon tour.

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