Pour le défilé printemps-été 2021, présenté en octobre dernier, la maison Chanel nous invitait dans son univers cinématographique, à mi-chemin entre l’esthétique de la Nouvelle Vague et le charme glamour d’Hollywood. Dans la nef du Grand Palais, de charmantes créatures drapées de tweed et de paillettes évoluaient au pied des immenses lettres CHANEL, une reproduction facétieuse du panneau qui fait la renommée des collines de Los Angeles.

Au fil des saisons, la griffe parisienne redouble d’inventivité pour organiser des événements d’envergure qu’elle présente depuis 2005 au Grand Palais, un écrin culturel du très chic 8e arrondissement de Paris, à deux pas des Champs-Élysées. Sous l’immense verrière qui filtre la lumière – seul facteur aléatoire du défilé – et qui crée à toute heure du jour une atmosphère magique loin du tumulte de la ville, la Maison convie, quatre fois par an au moins, une centaine d’invités à découvrir sa plus récente collection. Pour Chanel, symbole par excellence du luxe à la française, rien n’est trop beau pour dévoiler les vêtements et les accessoires qui se retrouveront dans les boutiques six mois plus tard. Face à un premier rang trié sur le volet – des célébrités, des journalistes, des clientes fidèles et des influenceurs aux millions d’abonnés –, les mannequins défilent au rythme de la musique qui envahit la nef, dans un décor souvent colossal. Bienvenue dans l’univers de la marque, qui prend la forme, saison après saison, d’un supermarché griffé, d’une piste de ski, d’un jardin à la française, d’un casino royal, d’une brasserie parisienne, d’un aéroport ou encore, comme ç’a été le cas du défilé printemps-été 2019, d’une plage de sable fin bordée d’une eau limpide comme celle de l’île de Sylt, où l’ancien directeur artistique de la griffe Karl Lagerfeld passait ses vacances lorsqu’il était enfant… Chaque présentation est un moyen pour Chanel d’asseoir son prestige, de charmer l’industrie et de mettre en scène ses créations d’une manière qui, au-delà des tendances fugaces, marque les esprits de façon spectaculaire.

LE DÉFILÉ CHANEL AUTOMNE-HIVER 2014-2015 ET SON SUPERMARCHÉ, LE «CHANEL SHOPPING CENTRE».

LE DÉFILÉ CHANEL AUTOMNE-HIVER 2014-2015 ET SON SUPERMARCHÉ, LE «CHANEL SHOPPING CENTRE».Imaxtree

LE DÉFILÉ ISABEL MARANT PRINTEMPS- ÉTÉ 2021 METTANT EN SCÈNE UNE TROUPE DE DANSEURS AU PALAIS-ROYAL

LE DÉFILÉ ISABEL MARANT PRINTEMPS- ÉTÉ 2021 METTANT EN SCÈNE UNE TROUPE DE DANSEURS AU PALAIS-ROYALGETTY IMAGES

LE DÉFILÉ ISABEL MARANT PRINTEMPS- ÉTÉ 2021 METTANT EN SCÈNE UNE TROUPE DE DANSEURS AU PALAIS-ROYAL

LE DÉFILÉ ISABEL MARANT PRINTEMPS- ÉTÉ 2021 METTANT EN SCÈNE UNE TROUPE DE DANSEURS AU PALAIS-ROYALIMAXTREE

Une mise en scène personnalisée

Dans les coulisses de ces défilés d’exception se cache l’expertise du scénographe Stefan Lubrina. C’est lui qui conçoit les décors spectaculaires de la maison Chanel depuis plus de 20 ans. Dans ce milieu du rêve sur mesure, il est loin d’être le seul. Il y a aussi villa eugénie, une entreprise belge qui a été fondée par le génie créatif Étienne Russo et qui a pignon sur rue à Bruxelles, à Paris et à New York. Cette agence de production, spécialisée dans la conception et la production de défilés de mode et d’événements – plus de 800 organisés à ce jour dans le monde –, séduit les maisons de couture depuis près de 30 ans. Parmi ses clients? Des grands noms qui brillent au firmament du luxe: Givenchy, Burberry, Hermès, Miu Miu, Rochas, Dries Van Noten et Versace, qui fait confiance au savoir-faire de villa eugénie depuis son premier show en 1991.

Le décor, imaginé main dans la main avec la griffe pour transmettre la vision du créateur, est l’élément fondamental, celui qui permet de définir l’émotion – joyeuse, sobre, émouvante – et de donner vie à la collection. S’y ajoutent les jeux de lumière, la musique, les vidéos et parfois les performances en direct, comme au défilé Isabel Marant du printemps-été 2021, présenté en octobre dernier au Palais-Royal, à Paris, où une troupe de danseurs a salué en rythme le passage des mannequins, comme pour faire un pied de nez en ces temps incertains. Dans les coulisses, le scénographe et son équipe tirent les ficelles. Tout est pensé et calculé au millimètre près pour composer un monde en suspens, celui de la marque, en 10 minutes à peine, juste assez pour que les invités puissent admirer les sublimes créations – préparées depuis des mois par les petites mains dans les ateliers de la griffe – qui passent en coup de vent sur la passerelle. C’est que chaque défilé s’inscrit dans un calendrier officiel serré, et il n’est pas rare qu’un invité assiste à 6, à 8 ou à 10 présentations en une journée.

Outre villa eugénie, une autre société événementielle s’est taillé une place de choix depuis une vingtaine d’années. Il s’agit de Bureau Betak, une entreprise française établie par Alexandre de Betak – surnommé le «Fellini de la mode», en clin d’œil au réalisateur italien dont les mises en scène oscillaient entre le rêve et la réalité –, qui compte plus de 1000 défilés à son actif. C’est à son agence parisienne, qui a une antenne à New York et à Shanghai, qu’on doit la présentation d’Isabel Marant, si divertissante et libératrice. C’est aussi Bureau Betak qui chaque saison orchestre, entre autres, celles de Dior, de Fendi, de Michael Kors, de Saint Laurent, de Longchamp, de Rodarte, de Kenzo, d’Alexander Wang, ainsi que de Jacquemus, qui a choisi de présenter l’été dernier sa collection printemps-été 2021 en pleine nature, dans un champ de blé aux couleurs de la Provence, à une heure de Paris… La liste des clients de Bureau Betak est longue, et les secrets de chaque défilé sont gardés précieusement.

LE DÉFILÉ MOSCHINO PRINTEMPS-ÉTÉ 2021 ET SES MARIONNETTES

LE DÉFILÉ MOSCHINO PRINTEMPS-ÉTÉ 2021 ET SES MARIONNETTESIMAXTREE

LE DÉFILÉ CHANEL PRINTEMPS- ÉTÉ 2019, UN CLIN D’ŒIL À L’ÎLE DE SYLT

LE DÉFILÉ CHANEL PRINTEMPS- ÉTÉ 2019, UN CLIN D’ŒIL À L’ÎLE DE SYLTIMAXTREE

LE DÉFILÉ JACQUEMUS PRINTEMPS- ÉTÉ 2021 PRÉSENTÉ DANS UN CHAMP DE BLÉ.

LE DÉFILÉ JACQUEMUS PRINTEMPS- ÉTÉ 2021 PRÉSENTÉ DANS UN CHAMP DE BLÉ.GETTY IMAGES

Le prix d’un défilé

L’un des aspects les plus nébuleux? Le coût – mirobolant – de chaque événement. Une jeune marque dépense en moyenne 150 000 $, notamment pour réserver un espace, concevoir un décor, payer le billet d’avion et l’hôtel de certains invités V.I.P., «booker» les artistes maquilleurs et coiffeurs, et sélectionner les mannequins (de 1500 $ pour une débutante à plus de 45 000 $ pour des visages connus, comme celui de Bella Hadid et de Kendall Jenner). Dans le cas d’autres griffes, comme Dior et Chanel, la facture peut facilement atteindre plusieurs millions de dollars. Pour sa collection haute couture automne-hiver 2012-2013, Dior aurait d’ailleurs déboursé 4 millions d’euros (soit plus de 6 millions de dollars) afin de tapisser les murs d’un hôtel particulier parisien d’un million de fleurs colorées. Et lorsque Chanel a fait venir de Suède un iceberg géant – de 30 pieds de hauteur – pour le décor de sa collection automne-hiver 2010-2011 ou que Fendi a défilé devant la fontaine de Trevi, à Rome, afin de célébrer son 90e anniversaire en 2016, on peut aisément imaginer le prix de telles fantaisies.

Mais pourquoi diable dépenser tant d’argent dans un événement aussi éphémère? Une scénographie bien pensée, un casting cinq étoiles et des moments forts qui resteront dans les annales: c’est la recette idéale – et nécessaire – pour capter l’attention, faire le buzz sur les réseaux sociaux et espérer des retombées médiatiques (et économiques!) qui mettront la collection au premier plan, dans l’espoir que les acheteurs et les influenceurs se l’arracheront. Car aujourd’hui, le défilé dépasse le simple fait de présenter les vêtements et les accessoires de la saison prochaine: c’est avant tout un outil de communication. Ce n’était pas le cas lorsque Charles Frederick Worth a eu l’idée, au 19e siècle, de faire appel à de vraies mannequins pour montrer ses créations devant ses plus fidèles clientes, regroupées dans son salon parisien cossu. Le but, à l’époque, était simplement de dévoiler la collection, sans mise en scène extravagante. Ce n’est qu’un siècle plus tard, lorsque Jean-Paul Gaultier, enfant terrible de la mode, s’est amusé à concevoir des défilés-événements dans les années 1980, que ceux-ci ont pris la forme de véritables spectacles.

LE DÉFILÉ DIOR HAUTE COUTURE AUTOMNE- HIVER 2012-2013 ET SON DÉCOR FLORAL

LE DÉFILÉ DIOR HAUTE COUTURE AUTOMNE- HIVER 2012-2013 ET SON DÉCOR FLORALGETTY IMAGES

LE DÉFILÉ FENDI «HAUTE FOURRURE» AUTOMNE-HIVER 2016-2017 DEVANT LA FONTAINE DE TREVI, À ROME

LE DÉFILÉ FENDI «HAUTE FOURRURE» AUTOMNE-HIVER 2016-2017 DEVANT LA FONTAINE DE TREVI, À ROMEGETTY IMAGES

LE DÉFILÉ CHANEL AUTOMNE- HIVER 2010-2011 ET SON ICEBERG GÉANT

LE DÉFILÉ CHANEL AUTOMNE- HIVER 2010-2011 ET SON ICEBERG GÉANTGETTY IMAGES

Réinventer une tradition

À l’ère de la COVID-19, certaines marques – comme Loewe, Givenchy, Balenciaga, Maison Margiela, Schiaparelli, Marine Serre et Giambattista Valli – ont abandonné le défilé saisonnier au profit d’un lookbook ou d’un court métrage esthétique qui respecte les mesures de distanciation physique. D’autres, comme Miu Miu, ont préféré convier par Zoom les invités outre-Atlantique qui ne pouvaient pas se rendre sur place. La griffe Prada, qui présentait pour la première fois le résultat d’une collaboration entre Raf Simons et Miuccia Prada, a invité les internautes à poser leurs questions aux deux créateurs lors d’une discussion en tête-à-tête, à la fin du défilé. Un accès libre à ce monde rêvé, d’habitude réservé à une poignée de privilégiés… Quant à la marque italienne Moschino, elle a choisi l’onirisme et la légèreté pour échapper à un quotidien sombre, loin des folies de la mode: sur la passerelle miniature, théâtre des fantaisies du designer Jeremy Scott, des marionnettes défilaient dans de sublimes confections devant un parterre de figurines V.I.P. plus vraies que nature, comme Anna Wintour, Edward Enninful et Anna Dello Russo. Face à un calendrier exigeant, qui pousse les créateurs à se réinventer constamment pour répondre au rythme effréné de l’industrie et ses multiples événements saisonniers – Prêt-à-porter, Haute Couture, Croisière, Précollections… –, ils semblent avoir retrouvé une certaine légèreté, une frivolité et une originalité qui battent à l’unisson pour nous faire vivre la mode dans toutes ses vérités.

Alors, à quoi pourrait ressembler le défilé de l’avenir? Selon Bureau Betak, il devra être «vert». L’agence s’est engagée au début de l’année 2020 à respecter 10 commandements pour concevoir des défilés 100 % durables, dont la tolérance zéro plastique, le recyclage des déchets, le surcyclage et la redistribution des matériaux utilisés, une empreinte carbone limitée et une donation de 1 % des revenus de Bureau Betak à une organisation environnementale. Au-delà du rêve, le scénographe dessine les traits de l’avenir de l’industrie, et le défilé, vecteur des tendances sur tous les plans, devient le témoin privilégié de ces changements.

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