Quand la marque Merit Beauty a rassemblé les membres de son équipe pour réfléchir à la possibilité de se lancer dans la catégorie des fards à paupières, elle a commencé par leur demander qui en portait dans la salle. Alors? «Personne n’a levé la main, se souvient Aila Morin, directrice générale du marketing. Ça ne faisait tout simplement pas partie de la trousse de maquillage de tous les jours.»

Il n’y a pas que chez Merit Beauty qu’on pouvait le constater. Après avoir connu une croissance stable dans les années 2010, les ventes de fards à paupières ont été en chute libre. En 2020, elles avaient baissé de 42 %, selon un rapport de Nielsen. On pourrait accuser la pandémie, mais ce déclin a commencé bien avant qu’on enfourne notre première miche au levain. Un an plus tôt, The Business of Fashion annonçait le «grand krach du maquillage de 2019», alors que Vogue Business déclarait que «le boom des cosmétiques américains était terminé».

Selon les analystes, c’est la popularité croissante des soins de la peau qui expliquait le changement dans les habitudes d’achat en matière de produits de beauté. Les visages aux contours sculptés de l’ère des vlogueuses avaient cédé le pas à une esthétique plus naturelle avec la tendance clean girl. Pas de place ici pour les yeux lourdement maquillés.

Selon Sara Long, historienne du maquillage, la façon de sublimer le regard est très révélatrice d’une époque donnée. «Il est fascinant de voir comment les traits et les couleurs évoquent des émotions particulières — surtout quand il est question du maquillage des yeux, car nous communiquons beaucoup par le regard.»

En temps de paix et de prospérité, on privilégie les touches délicates et arrondies, mais dans les périodes de crise politique ou économique, le maquillage se fait plus anguleux. Prenons l’exemple des années 1980, à l’apogée de la guerre froide, où les formes droites et sévères étaient de mise. «Le maquillage traduisait l’anxiété de cette époque, alors que les gens se demandaient: “Oh, mon Dieu, est-ce qu’on se dirige vers une guerre nucléaire?” dit Sara. Le maquillage est souvent le miroir de ce qui se passe dans le monde.»

Alors, où en sommes-nous aujourd’hui, près de quatre ans après le début de la pandémie? Il semblerait bien qu’on ait à nouveau envie d’un arc-en-ciel… d’ombres à paupières. Un sondage mené par Merit Beauty a révélé que si ce produit était celui que les consommateurs utilisaient le moins, c’était aussi celui qu’ils espéraient le plus voir la marque développer. Alors, comment redonner au fard à paupières ses lettres de noblesse?

Chose certaine, ce segment était mûr pour une métamorphose. Les palettes de 20 teintes à appliquer avec une multitude de pinceaux étaient rebutantes — et totalement en contradiction avec l’idéal de simplicité actuel. Il fallait que ce soit facile à utiliser et que le rendu reste dans l’esprit effortless de l’heure.

Réputée pour son approche minimaliste, Merit Beauty a voulu répondre à la demande en lançant Solo Shadow, une crème poudre offerte en huit teintes: quatre neutres et quatre audacieuses. La formule a été conçue pour s’appliquer sans souci (même au doigt) et offrir une tenue durable, sans bavures. Le plus beau dans tout ça? Son effet est assez décontracté pour s’accorder avec un jean et un t-shirt!

C’est justement ce look qui est devenu la signature de la maquilleuse française Violette Serrat (mieux connue sous son pseudonyme, Violette_FR), qui enflamme les réseaux sociaux. Chez elle, avec son doigté expert et son flair parisien, même des paupières magenta étincelantes incarnent le summum de l’insouciance.

Comment s’y prend-elle? La pro s’en tient généralement à une ou deux couleurs au maximum, qu’elle estompe sans pinceau le long des cils, ou de la ligne des cils au creux de la paupière. Elle ne se préoccupe pas d’obtenir un résultat impeccable dès le départ, nettoyant le surplus après coup avec un coton-tige trempé dans du démaquillant. Tout simple!

«C’est une question d’équilibre; il faut avoir une vision à 360 degrés», dit-elle en expliquant comment obtenir un effet relaxe même avec la plus vibrante des ombres. «Si vous optez pour un smokey eye vert, par exemple, vos cheveux devraient être propres, mais pas trop coiffés. Vous pouvez sauter le fond de teint, ou en appliquer très peu, et utiliser un ton neutre pour les lèvres.» Les vêtements font aussi partie de l’équation. Pour accompagner un regard qui fait pop, Violette aime enfiler un chandail en coton ouaté (souvent emprunté à son mari), un jean et «de jolies chaussures, mais pas de talons».

Ironiquement, des experts en marketing l’ont souvent prévenue qu’il y avait peu de demande pour les fards colorés.

«J’étais consultante pour des entreprises et les gens me disaient des trucs du genre: “Oublie le bleu, ça ne se vend pas”, et je répondais: “Mais le bleu, c’est fantastique! C’est juste qu’on n’en a pas encore créé un vraiment réussi.”» Au fil des années, Violette a développé une foule de produits à succès aux teintes vives pour des marques comme Dior, Estée Lauder, sa propre gamme éponyme et, plus récemment, Guerlain, où elle occupe le poste de directrice de création du maquillage. Sa dernière collection pour la maison de beauté comprend justement une somptueuse palette d’ombres pour les fêtes, aux éclats d’émeraude, d’or et d’améthyste.

«J’ai réalisé qu’en fait, les gens aiment la couleur. Tout dépend de la façon dont on la traite, dit-elle. Mon plus grand plaisir est de créer des couleurs à la fois fortes et chics; ça fonctionne très bien jusqu’ici.»

Même constat du côté de Merit Beauty. Non seulement la collection Solo Shadow a connu un succès foudroyant, mais les ventes des nuances plus soutenues — un marine, un vert forêt, un mauve et un gris anthracite — ont largement dépassé les prévisions. «C’est très intéressant parce que ça signifie que même si tout le monde apprécie les teintes neutres de tous les jours, on a envie de recommencer à s’amuser un peu plus avec notre maquillage», se réjouit Aila.

Rien d’étonnant pour Sara Long. À une époque où on avait tous peur d’être malades, il était tout à fait logique, aux yeux de l’historienne, qu’on se tourne vers une esthétique respirant la santé, avec des pommettes roses et un teint frais. Elle voit dans le retour des ombres à paupières «une rébellion en réponse à la pandémie et à toutes les contraintes qui sont venues avec». Nous sommes maintenant prêtes à nous laisser aller, à nous peinturlurer joyeusement les paupières et à célébrer nos plaisirs retrouvés.

Après tout, comme le dit si bien Violette, oser les ombres éclatantes ne devrait pas relever d’un simple désir de suivre la tendance. «On doit aller chercher la couleur parce qu’on en a envie et que ça nous fait du bien, tout simplement.»

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