Quelques jours à peine après le succès du Tinder Swindler, l’arnaqueur de Tinder, une autre escroc/criminelle est sous les feux des projecteurs de Netflix : Anna Sorokin, également connue sous le nom d’Anna Delvey, est la star de la série Inventing Anna. Une « histoire vraie, sauf pour les parties inventées », qui raconte comment une jeune femme sans ressources a arnaqué, pendant des années, le Gotha new-yorkais en se faisant passer pour une riche héritière allemande. Rapidement, la série s’est hissée au sommet des audiences de Netflix. Et l’histoire d’Anna Delvey, qui n’était connue qu’Outre Atlantique, est devenue un sujet de conversation aux quatre coins du monde, chacun allant de sa théorie sur sa véritable identité et ses motivations. 

Au milieu du tumulte, l’une de ses victimes, Rachel Williams, s’est insurgée contre la série et son succès. « Je pense que promouvoir tout ce récit et célébrer une criminelle sociopathe, narcissique et avérée est une erreur, a-t-elle estimé dans Vanity Fair. Ayant été aux premières loges du cirque d’Anna pendant bien trop longtemps, j’ai étudié la façon dont une escroquerie fonctionne plus que quiconque n’a besoin de le faire. Vous regardez le spectacle, mais vous ne faites pas attention à ce qui est promu.» Du simple divertissement que l’on binge en un week-end à notre manque d’empathie pour les victimes, que dit de notre société cette passion croissante pour les escrocs professionnels ?

«Dans notre société capitaliste, mieux vaut être un premier sans foi ni loi qu’un “loser”.»

Cette fascination s’expliquerait en partie par la survalorisation de la réussite individuelle dans nos sociétés, estime Danièle André, enseignante-chercheuse spécialiste des séries et de la pop culture américaine. « Les personnages que dépeignent The Tinder Swindler et Inventing Anna n’ont aucune motivation autre que leur plaisir personnel. On nous montre des personnages qui s’en sortent malgré les “difficultés” apparentes, qui font tout pour vivre la vie qu’ils veulent. Ou, du moins, pouvoir se montrer appartenir à ce milieu. Tout cela est le miroir d’un certain discours, parfois utilisé par les politiques, qui veut que “quand on veut, on peut”. » Anna Sorokin et Shimon Hayut ne sont pas des arnaqueurs de pacotille : ce sont des business woman/man, qui collent à la hustle culture actuelle – la survalorisation de la réussite sociale par le travail, entre autres. « Désormais, dans notre société capitaliste, mieux vaut être le premier sans foi ni loi plutôt qu’un loser, commente Danièle André. On nous rabâche que si on ne réussit pas à se faire de l’argent, c’est qu’on ne s’en donne pas les moyens. Pour les escrocs, c’est pareil. Et plus les sommes sont importantes, plus on va être fasciné. » 

« Dans ces histoires, tout est une question d’argent. Et dans notre société capitaliste, il s’agit de la valeur suprême », appuie également Laci Mosley, actrice américaine et créatrice du podcast Scam Goddess (déesse de l’arnaque, en français). Tori Telfer, autrice américaine d’un livre sur le pouvoir de persuasion des femmes, nous expliquait dans cet article pourquoi les figures comme Anna Delvey ou Elizabeth Holmes (une Américaine qui, au début des années 2000, quitte l’université Stanford pour lancer sa start-up, Theranos, promettant de révolutionner les tests sanguins – une série sur son histoire arrive sur Disney + en mars) nous fascinent : elles sont à la fois la représentations des faiblesses de notre société et de notre envie de pouvoir. « Chacune avait compris les failles des personnes très riches : la cupidité, la superficialité… Ces femmes reflètent notre désir de gravir l’échelle sociale. »            

Anna Sorokin et Shimon Hayut n’ont que faire d’avoir été démasqués. Au contraire, cela sert leur image. L’arnaqueur de Tinder est loin d’être inquiété par la justice et vit sa meilleure vie avec sa nouvelle copine, pendant qu’Anna Sorokin-Delvey poste des photos de ses interviews sur son compte Instagram, qu’elle tient depuis la prison de Rikers, au large de New York. L’un vient de signer un gros contrat avec Hollywood pour adapter son point de vue de l’histoire, l’autre gère son image depuis sa cellule, continuant d’entretenir le storytelling selon lequel ce sont de « vrais winners », note Danièle André. « Nous sommes dans une période où, entre la pandémie, la menace d’une crise économique et la catastrophe écologique, nous avons l’impression que tout nous échappe. Nous pouvons nous sentir enfermés dans des lois absurdes. Les personnages d’Anna Delvey et de Simon Leviev renvoient une image forte : ils se défont de ces carcans et vivent comme ils l’entendent. » Tant pis s’il y a des dommages – ou des victimes – collatéraux.

Quand le réel rencontre la fiction 

D’autant qu’Anna Delvey et Simon Leviev ont un autre atout : ce sont des personnages réels. Avec Inventing Anna, il n’y a pas que les audiences de Netflix qui se sont envolées : le nombre d’abonnés d’Anna Sorokin (@theannadelvey) sur les réseaux sociaux a été multiplié par dix depuis la mise en ligne de la série. Autant de fans qui témoignent leur soutien à la criminelle qui, elle, commente et suit l’écho médiatique de l’adaptation de son histoire depuis sa cellule. Les frontières entre la série (dont certains passages et détails sont fictionnels) et la réalité se brouillent, les téléspectateurs deviennent partie prenante de l’histoire, suivant en direct les rebondissements « dans la vraie vie ». Même chose pour le Tinder Swindler qui vient d’accorder une interview au site américain Inside Edition, déclarant « Je ne suis pas ce monstre que tout le monde raconte. » D’une certaine manière, les téléspectateurs se sentent proches de ces personnages qu’ils ont rencontrés via Netflix. Une sorte de télé-réalité en mieux, et la meilleure publicité possible pour ces shows. 

Rachel Williams, ancienne amie et victime d’Anna Delvey, estime dans une interview à Vanity Fair que cette fusion entre la réalité et la fiction est particulièrement néfaste. « Cette série joue sur la corde raide : elle considère qu’il s’agit d’une histoire vraie, mais dit aussi qu’il y a des passages inventés. Je pense que cela vaut la peine d’explorer à quel point une demi-vérité est plus dangereuse qu’un mensonge. Cet avertissement donne à la série suffisamment de crédibilité pour que les gens puissent croire les éléments fictifs plus facilement. C’est un terrain vraiment glissant.» Le gloss appliqué sur la réalité par la production audiovisuelle rend des personnages attractifs : une manipulatrice hors pair devient une girl boss, et ses victimes, trop bêtes et cupides, méritent ce qui leur arrive. « Les avertissements du type “basé sur des faits réels” sont souvent mis en avant dans les fictions inspirées de la réalité, puisqu’ils permettent d’enlever la barrière fictionnelle et de créer un attachement plus fort chez les téléspectateurs, appuie Danièle André. On se dit que c’est dingue, que ça a vraiment existé, c’est sensationnel. Et on en oublie toute la partie “inventée”. »

L’ « inspiré de faits réels », une formule lucrative  

C’est aussi la raison pour laquelle de plus en plus de séries et de films prennent des aspects de documentaires. Soit en rapportant des faits réels, comme Grégory sur Netflix, qui reprend toute l’affaire du « Petit Grégory », fait divers qui passionne la France depuis la disparition du jeune garçon sur les bords de la Vologne, le 16 octobre 1984. Soit en ne faisant que s’inspirer d’une histoire rocambolesque qui, au final, n’a rien à envier à la fiction, comme c’est le cas pour Inventing Anna. « C’est assez symptomatique de l’époque, davantage tournée sur le réel que la fiction, déplore l’experte. C’est aussi dû au modèle de la VOD, qui crée une concurrence de plus en plus rude. » « Si vous y réfléchissez, que font les escrocs ? Ils racontent des histoires, souligne Rachel Williams. Alors tout le monde a adhéré à ce récit fantastique qui est devenu tellement dépourvu de faits mais qui a toujours l’illusion de la vérité. Les faits stricto-sensus sont ennuyeux, je suppose. »

Sauf pour les plateformes comme Netflix et consorts : les histoires vraies et autres faits divers sont du « prêt-à-consommer », des scénarios clés en mains, adaptables à moindre frais. Et en s’attaquant à des histoires qui passionnent déjà les foules, c’est un succès assuré. Dans un environnement de plus en plus concurrentiel, le réel devient un réservoir à scénarios. « Les séries qui parlaient beaucoup de sexe ou gore n’ont plus la côte, maintenant, ce qui plaît, c’est le réel », appuie Danièle André. Quand le filon est bon, pourquoi s’arrêter ? Peu importe si, au passage, le cachet d’Anna Sorokin (qui s’élèverait à 320 000$) sert en partie à payer ses frais d’avocat. Ou si Shimon Hayut signe un contrat à plusieurs zéros pour l’adaptation de sa version des faits — pendant que leurs victimes sont endettées à vie.

Cet article a été publié sur ELLE.fr.

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