Style de vie
Rencontre avec Monia Chokri: percer le mystère
Alors qu’on découvrira dans quelques semaines son plus récent long métrage, Babysitter, la comédienne et cinéaste Monia Chokri lève — un peu — le voile sur le mystère qui la rend si intrigante.
par : Judith Lussier- 26 mai 2022
Justin Aranha
«Je ne représente pas un magazine à potins; elle n’a rien à craindre», avais-je dit à son attachée de presse, pour la convaincre d’organiser l’entrevue chez sa protégée. Les personnalités publiques sont de plus en plus frileuses à l’idée de nous ouvrir les portes de leur demeure. Surtout celles qui, comme Monia Chokri, semblent cultiver savamment le mystère autour d’elles. «Tu ne pourras pas dire que je suis arrivée avec un foulard et des verres fumés!» me dit la comédienne et réalisatrice, faussement inquiète, faisant référence à ce procédé qu’utilisent certains journalistes pour commencer leurs portraits. Je la rassure d’emblée: je ne suis pas fan de ce genre de mise en bouche et je préfère de loin avoir accès à son univers. Ça nous fait déjà une petite complicité qui me ravit. J’aimerais que cette fille me trouve cool. Il y a des gens comme ça. Le fait qu’elle soit une abonnée de Cannes y est peut-être pour quelque chose.
Avant de me pointer dans son appartement du Plateau, j’imaginais un logement rempli à craquer de livres, comme on en voit dans son premier long métrage, La femme de mon frère. Je me voyais déjà scruter sa bibliothèque, à la recherche d’Arendt, de Foucault ou de Chomsky, dont elle parle en entrevue. Je suis rarement intimidée par l’érudition de mes interlocuteurs. En regardant Occupation Double, je constate que je me débrouille assez bien côté connaissances. Mais avec Monia, je savais que je devrais lâcher prise. Devant une personne ayant une telle culture littéraire, cinématographique et philosophique, mieux vaut reconnaître qu’on ne sait rien.
La bibliothèque dont je rêvais ne se matérialise pourtant pas, dans le lieu épuré où la cinéaste m’accueille. «On n’est pas chez moi, m’explique-t-elle. Je loge ici en attendant la fin de mes travaux.» Mon appétit de connaître ses lectures du moment est toutefois comblé. Sur la table de la salle à manger, autour de laquelle on passera près de cinq heures, se dressent deux imposantes piles d’ouvrages. Le dernier Édouard Louis, le récit de Françoise Gilot sur sa vie avec Picasso, ce qui semble être une bio de Depardieu, puis, sous un Ernaux, je remarque, à l’envers, le titre de mon plus récent essai sur la cancel culture, Annulé(e). Peut-être que Monia Chokri me trouve déjà cool? «Un cadeau que j’avais demandé au père Noël», confie-t-elle.
Je ne suis pas complètement surprise que Monia s’intéresse à ce qu’on appelle la culture de l’annulation, cette tendance à vouloir expulser de l’espace public des personnalités ayant commis des fautes jugées impardonnables. J’ai entendu dans le podcast de Guillaume Wagner son admiration coupable pour les Claude Jutra, Roman Polanski et Woody Allen, «la grande trilogie des abuseurs», me dit-elle, non sans une pointe d’ironie. Sa position sur la séparation entre l’homme et son œuvre – procédé commode auquel s’adonnent bien des cinéphiles pour pouvoir continuer à admirer leurs réalisateurs préférés – semble avoir évolué. Notamment après qu’elle a visionné Allen contre Farrow, un documentaire coup-de-poing sur les allégations d’agressions sexuelles portées contre Woody Allen, qui met en lumière la façon dont l’œuvre du réalisateur est indissociable de ce comportement abusif.
«Pour me réconcilier avec tout ça, j’ai décidé d’attendre qu’ils soient morts pour consommer leur œuvre, dit-elle. Quand tu es une victime et que tu vois l’abuseur encensé, adulé, mis sur un piédestal, c’est extrêmement violent. Je ne veux plus donner un ticket d’entrée à des gens qui ont commis des agressions. Je ne veux plus leur donner du pouvoir pendant que leurs victimes sont condamnées au silence. Je peux m’en passer. De toute façon, les meilleurs films de Woody Allen sont probablement derrière lui.»
Monia croit aussi à la rédemption et à une réflexion nuancée sur notre façon d’appréhender ce phénomène. Le bannissement est d’ailleurs l’un des thèmes de son plus récent long métrage, Babysitter, d’après la pièce de théâtre du même nom de l’autrice et scénariste Catherine Léger. L’élément déclencheur: après avoir embrassé une journaliste en direct à la sortie d’un événement sportif bien arrosé, un ingénieur est suspendu pour une durée indéterminée. Je viens de vous présenter l’aspect le plus terre à terre de l’œuvre. Pour le reste, Monia transporte le récit de Catherine dans un univers magique teinté d’horreur et de comédie, où les hommes ont le luxe de décrypter leur misogynie, tandis que les femmes semblent avoir d’autres chats à fouetter ou préférer se voir en agentes actives de leur destinée qu’en victimes.
«Mon père, qui est peintre, m’a dit: “continue toujours de créer, parce que l’art est le seul réel rempart de liberté qui existe.”»
«On a parfois reproché à Catherine une certaine ambiguïté par rapport à son féminisme, fait remarquer Monia. Pour moi, c’est ça qui est intéressant. Elle n’est pas manichéenne.» Dans une ère de polarisation, le film nous amène dans des teintes de gris plutôt qu’à nous camper dans les extrêmes, et franchement, ça fait du bien. «On est dans une époque où les discours manquent de nuances, pense Monia. Tu y adhères ou tu es contre. Je pense que c’est dangereux dans une société. Les gens font des choix très autoritaires.»
Je me souvenais de la pièce de théâtre présentée au Théâtre La Licorne en 2017, mais je voulais absolument voir la version de Monia avant de la rencontrer. J’espérais qu’on m’enverrait un simple lien pour regarder l’œuvre sélectionnée au festival du film de Sundance, et j’ai d’abord trouvé la relationniste un peu rigide, car elle insistait pour que je me déplace en salle. Finalement, je l’ai remerciée de tout mon cœur en sortant du visionnement privé qu’elle m’avait organisé. Dans une salle des studios MELS habituellement réservée à la postproduction, j’ai vécu comme un grand privilège de pouvoir voir avant tout le monde cette offrande cinématographique.
On y reconnaît, notamment, une direction d’acteurs un peu décalée, où l’expression des personnages est exacerbée. À la lumière de certaines scènes où les sons sont amplifiés et les couleurs particulièrement acides, je soupçonne la cinéaste d’être une hypersensible. «Ça se peut!, dit-elle. Moi, je vois les choses comme dans mon film!»
«Le rapport au jeu de Monia est une sorte de vérité qui n’existait pas avant qu’elle l’amène», remarque la comédienne Evelyne Brochu, qui a joué dans le premier court métrage de son amie, Quelqu’un d’extraordinaire, ainsi que dans La femme de mon frère. «Parfois, comme acteurs, on se sent un peu weirdos, on se demande si les gens vont y croire, mais Monia assume ça, et elle y va. Pour moi, c’est la façon de faire des grands.»
La technique Chokri peut être déstabilisante. «Monia est une DJ», dit le comédien Patrick Hivon, rappelant que la cinéaste a été disc-jockey dans un passé pas si lointain. «Elle va prendre tous les petits bouts de ton jeu qu’elle aime et les séquencer au montage.» Les acteurs ont parfois l’impression de ne pas être à la hauteur, mais Monia, elle, sait qu’elle a ce qu’il lui faut. Dans le doute, la comédienne joue elle-même la scène pour illustrer le ton recherché.
On reconnaît un chef-d’œuvre au fait qu’il reste dans notre esprit bien longtemps après qu’on l’a visionné, et au plaisir qu’on prend à en décortiquer les propositions. Je me suis demandé ce que le public québécois penserait de cette proposition si singulière et radicale, sachant très bien que ce n’est pas une préoccupation de la réalisatrice. S’il y a un sentiment qui ressort de cette œuvre jamais plate, c’est que Monia ne demande à personne la permission d’exister. «Mon père, qui est peintre, m’a dit: “Continue toujours de créer, parce que l’art est le seul réel rempart de liberté qui existe.”» Le travail de Monia Chokri est férocement libre.
Il peut être étonnant de voir Monia réaliser le scénario de quelqu’un d’autre, elle qui se décrit comme cinéaste plutôt que comme réalisatrice et qui voue un culte au film d’auteur, mais la rencontre entre elle et Catherine Léger semblait naturelle. Et même si le scénario du film est signé par Catherine, l’écriture de Monia y est manifeste. Au point où on pourrait s’inquiéter que la scénariste ne se soit pas sentie dépossédée de son œuvre. «Il a fallu que je voie certains éléments pour les comprendre, reconnaît Catherine Léger. Par exemple, toutes les références à l’horreur: elles n’étaient pas dans le scénario, mais dans chaque détail de réalisation. Quand je les ai vues, j’ai compris! Monia a une vision extrêmement précise et elle va au bout de cette vision.» «Le scénario était extrêmement bien construit», se rappelle Monia. «Je devais simplement ajouter du cinéma.»
Pour Nancy Grant, sa productrice et grande amie, il n’y a rien d’étonnant à ce que Monia se soit emparée de cette histoire pour la faire sienne. «C’est une cinéaste avec une grande signature», dit-elle. Elle se souvient d’avoir rencontré la comédienne à Paris, presque par hasard. «Au retour de Cannes, j’attendais un taxi à la gare du Nord quand j’ai aperçu au loin un tournage. Curieuse, je me suis approchée et j’ai aperçu cette actrice vêtue d’un complet fuchsia. C’était Monia!» Elles se sont donné rendez-vous chez une amie commune, où le coup de foudre professionnel a eu lieu. Quelques jours plus tard, Nancy lui offrait en cadeau une carte de visite sur laquelle il était écrit «bon pour un court métrage, toutes dépenses payées». «[La réalisatrice] Anne Émond et moi, on allait à son anniversaire, et Anne lui offrait une plante. Je ne voulais pas arriver les mains vides, mais je trouvais mon cadeau poche!», lance Nancy. Finalement, ce «cadeau poche» donnera à Monia l’élan dont elle avait besoin pour se lancer. Naîtra de ce coup de tête Quelqu’un d’extraordinaire, un premier court métrage bardé de prix. «Je n’en connaissais pas beaucoup sur Monia, mais quand quelqu’un me fascine, je présume que cette personne a la capacité d’en fasciner d’autres», explique la productrice pour justifier son audacieux pari.
Pour être fascinante, Monia l’est. Le résultat d’une furieuse créativité et d’un don particulier pour cultiver le secret, qui lui donne un air mystérieux et séduisant. D’après elle, Babysitter est avant tout un film sur le désir. Je ne suis pas certaine de saisir toute la portée de cette affirmation. Ce que je comprends, c’est que la question du désir occupe une place importante dans les réflexions de Monia. «Tout est à déconstruire», me dit-elle en sortant de sa pile Réinventer l’amour, un essai de Mona Chollet sur l’impact du patriarcat dans les relations hétérosexuelles. Je lui demande si, à 39 ans, elle a trouvé une sérénité en amour. «C’est le contraire!» me dit-elle. Après avoir connu le calme de la relation à long terme, elle vogue, d’un côté et de l’autre de l’Atlantique, à travers les expériences tumultueuses. Mais vous n’en saurez pas plus, car, selon elle, ce n’est pas intéressant, et je ne représente pas un magazine à potins, souvenez-vous! Pour plus de détails, voir son prochain long métrage, Simple comme Sylvain, où son alter ego, Sophia, une intellectuelle montréalaise, s’éprend d’un entrepreneur de banlieue campé dans une masculinité traditionnelle.
On passera des heures à parler de ça. Des pervers narcissiques, des jeunes qui se disent libres, mais qui ont les mains liées à leur Instagram, des influenceurs, des dynamiques de pouvoir qui s’installent dans les relations amoureuses. Parfois, je me rappelle que je suis là pour le travail et, dans un sursaut de lucidité, je pose les questions d’usage: «Ça signifie quoi, pour toi, d’être sélectionnée à Sundance?» (Ça lui ouvre une porte sur le public américain, ce qui n’est pas pour lui déplaire.) «Comment gères-tu les critiques?» (Pas si bien!) Mais invariablement, on retombe dans des considérations plus intéressantes et pas nécessairement publiables. Tandis que la lumière du jour s’estompe, je colle à la table, où sont maintenant éparpillés quelques livres sortis de leur pile, comme hypnotisée par notre discussion, qui sera finalement interrompue par l’arrivée d’Anne-Élisabeth Bossé, dont j’ai signé le portrait quelques semaines plus tôt. Quand les grands esprits se rencontrent!
Je rentre chez moi avec le sentiment d’avoir passé la journée dans un manège, un peu échevelée, mais ravie. Puis, je me mets à douter. «Monia est une metteure en scène née, m’avait dit son amie Evelyne Brochu. Au Conservatoire, elle s’investissait dans tout, des décors aux costumes, en passant par le texte.» Je repense à notre rencontre, l’appart emprunté, mon essai dans la pile, l’arrivée de l’amie comédienne. Est-ce que tout ça aurait pu être une mise en scène brillamment orchestrée par maestro Chokri? Et si oui, dans quel but? Peu importe. Je me plais à imaginer une artiste de sa trempe vouloir «ajouter du cinéma» dans tout, transformer la vie en film. Que cette scène ait été fabriquée ou non par Monia, je sais qu’il y a eu une certaine vérité dans cet après-midi passé en fascinante compagnie.
Photographie Justin Aranha. Stylisme Patrick Vimbor. Direction de création Annie Horth. Coiffure David D’Amours (Folio Montréal, avec les produits Kérastase). Maquillage Nicolas Blanchet (Folio Montréal, avec les produits Dior Beauté). Production Estelle Gervais. Assistants à la photographie Simon Goupil et Josh Hotz. Assistante au stylisme Laurence Labrie. Un merci tout particulier à Martin Rouleau.
Lisez notre entrevue avec Monia Chokri dans le numéro de juin du ELLE Québec en kiosque dès maintenant.
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