Les meilleurs souvenirs de mon adolescence, puis de ma vingtaine, sont ceux que j’ai passés en présence des femmes de ma vie, de mes amies, de ces sœurs que j’ai choisies.

Des matins à se rassembler dans les toilettes du collège pour recenser les moindres faits et gestes de BG2 (beau gars numéro 2, BG1 ayant changé d’école), pour faire le bilan des frenchs du dernier party, pour se prendre en photo avec ma Coolpix rose. Des soirées à s’échanger des vêtements (beaucoup de Roxy et de Billabong), à anticiper les petits drames sur la piste de danse, à se bricoler des fausses cartes, à boire chacune notre tour dans une Nalgene pleine de brandy-jus d’orange. Puis, plus tard, de longs soupers à parler dans le dos de nos chums, beaux, mais paresseux, à échanger des trucs de menstrues, à faire comme si on connaissait ça, le vin nature, à se faire un shooting photo sur la banquette arrière d’un UBER, à se confier nos insécurités connes (j’ai un bouton sur le nez; ma date fait des fautes dans ses textos; je ne sais pas quoi mettre tantôt; ma VISA est pleine d’achats futiles, genre beaucoup trop de chandelles chères) et nos angoisses pas connes du tout (j’haïs mon corps; je pense que je suis enceinte; je m’ennuie de ma mère; j’ai peur de ne servir à rien; j’ai trompé mon chum; le patriarcat m’empêche de dormir). 

L’amitié avec toutes ces femmes constituait le fondement de mon quotidien. Mais aujourd’hui, malgré que l’amour grandit sans cesse entre elles et moi, la réalité nous ralentit, nous change, nous empêche de continuer d’accumuler les souvenirs au même rythme effréné qu’avant. J’ai la nostalgie profonde de la spontanéité qui enrichissait et fortifiait nos liens, avant. Où est-elle passée? Comment fais-je pour la retrouver? On a beau être toujours disponibles au bout du fil, on a beau en parler ensemble, se confier, se dire qu’on s’ennuie sans détour, les gestes suivent peu les souhaits, parce que le temps, parce que les horaires, parce que le travail, parce que la distance, parce que les tempêtes, parce que la fatigue, parce que les choses à faire, toutes les choses à faire…

C’est ça, vieillir, j’imagine. Mais je m’ennuie de mes amies. Des après-midi à rire, allongées sur le tapis du salon, en ayant comme seule mission la concoction d’un nacho géant pour le souper. Des lendemains de fête à suranalyser les événements de la veille en buvant des cruches de café filtre, étendues en sardines dans mon lit. Des nuits à rester éveillées parce que l’une d’entre nous a toutes les raisons du monde de pleurer. Des étreintes pour tout et pour rien, souvent. Et surtout, beaucoup de temps. L’amitié comme je l’ai toujours connue, dans cet état de légèreté, de frivolité, n’existe plus vraiment. C’est autre chose. C’est plus organisé, c’est planifié, c’est «squeezé» entre deux trucs importants, c’est plus rare. Mais ce n’est jamais moins doux, moins réconfortant, moins salvateur. Alors, c’est traître, ça écorche le cœur, même si ça fait du bien.

En mars 2020, tout est arrivé d’un coup: j’ai eu 30 ans, le virus est arrivé, je suis tombée en amour. Du jour au lendemain, mon îlot de cuisine ne pouvait plus accueillir ma horde de copines, nos maux, nos victoires, nos recettes d’houmous et nos Riedel bien remplis. Cette accumulation de circonstances qui transforme mes amitiés me fait paniquer.

Comment fait-on, une fois la vie adulte bien installée dans notre quotidien, pour retrouver une certaine naïveté dans nos amitiés? Pour leur faire de la place? Pour continuer de penser que notre couple, nos enfants, notre travail ne pourront pas perpétuellement excuser nos silences, nos absences, notre manque de temps?

Comment fait-on, quand on est des adultes occupées, des mères, des amoureuses, des femmes d’affaires, des tourbillons à la charge mentale dans le tapis, pour réussir à prioriser nos amitiés sans se culpabiliser, à entretenir nos amitiés dans la vérité, à prendre le temps qu’il faut pour nous aimer… comme dans le temps?

«Comment fait-on, une fois la vie adulte bien installée dans notre quotidien, pour retrouver une certaine naïveté dans nos amitiés?»

Chère Sarah-Maude,

J’ai beaucoup aimé te lire, parce que j’ai trouvé qu’il y avait quelque chose de très universel dans l’expérience que tu rapportes. Quand on est ados, les amis sont si importants – peut-être plus que quiconque dans notre entourage. Et c’est normal, car ces relations nous aident à définir notre identité, à nous développer socialement. 

Puis, à mesure qu’on vieillit, on laisse entrer d’autres personnes dans notre vie. Un partenaire, des enfants. On retourne aussi à la cellule familiale: nos parents, nos sœurs, nos frères, etc. Ça (re)devient alors important pour nous et, évidemment, ça nous laisse un peu moins de temps pour nos amitiés.

Toutefois, selon les recherches actuelles – dont la mienne! –, les amitiés de ce début de l’âge adulte (et un peu plus tard dans notre parcours de vie) occupent une place de plus en plus importante, voire primordiale, dans la vie des millénariaux et des générations qui suivent. Elles sont source d’intimité, de soutien. Ce sont des compagnons qui nous aident à traverser notre vingtaine, une période souvent tumultueuse et pleine de changements. Dans les dernières décennies, ce phénomène a effectivement pris de l’ampleur – et c’est tant mieux, quand on sait qu’avoir un bon réseau est profitable pour la santé physique et mentale. Et pour avoir un peu plus de fun dans la vie!

On les voit peut-être moins souvent, donc, nos amis d’adultes, parce que notre horaire est plus chargé, mais ça ne veut pas dire que ces amitiés qui nous suivent (ou celles qui se développent) sont moins significatives. C’est même beau de voir qu’on réserve du temps dans notre agenda à la famille qu’on a choisie, malgré le métro-boulot-dodo effréné du quotidien, non? Ça demande un effort peut-être plus conscient qu’avant pour maintenir ces relations, ce capital social (c’est le jargon dans le domaine de la psychologie pour parler du nombre de personnes «soutenantes» autour de nous, qui nous appuient sur les plans tant émotionnel qu’instrumental, les amis qui seront là pendant un creux, une peine d’amour, mais également ceux qui nous aideront à déménager ou qui nous feront un lift si on en a besoin), mais ces relations intimes sont fondamentales. C’est un filet. Si on tombe tandis qu’on est bien entourés, ce sera plus facile de se relever. D’où la nécessité de le faire, cet effort, même si ça implique de sortir, chacun de son côté, notre calendrier.

Évidemment, les amitiés n’existent pas seulement pour nous dépanner en cas de besoin. Elles font d’abord et avant tout du bien: elles nous donnent une meilleure estime de nous-mêmes, nous valorisent, nous font nous sentir en sécurité. Et nous procurent du plaisir aussi!

Alors qu’on accepte plutôt facilement que nos relations amoureuses d’adultes ne ressemblent pas à nos relations amoureuses d’adolescents, on a de la difficulté à faire de même avec nos amitiés. Mais la nature même de nos amitiés, ainsi que leurs paramètres, changent au fil du temps. Ça demande une adaptation, une transition. Même si la place qu’elles ont dans notre quotidien est moins grande qu’autrefois, ces belles relations sont tout aussi essentielles.

La bonne nouvelle? On remarque, que vers l’âge de la retraite, les amitiés reviennent en force – parce que les gens ont des horaires moins chargés. Comme quoi les amitiés bougent, évoluent, grandissent et sont loin d’être figées dans le temps. Ça fait du bien de se le rappeler.

Sarah-Maude Beauchesne est scénariste, autrice et comédienne. 

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