Né à St. Ambroise, une bourgade du Manitoba à une heure de route de Winnipeg, le créateur Evan Ducharme fait partie de la communauté métisse, l’un des trois peuples autochtones du Canada, avec les Premières Nations et les Inuits. Ses ancêtres ont habité là d’aussi loin qu’il peut remonter, avant que le village n’adopte ce nom aux origines catholiques et, d’encore plus loin dans le passé, avant même que le Canada ne soit un pays. Quand il était jeune, il passait son temps à regarder, plein d’admiration, sa grand- mère paternelle coudre des vêtements, tandis qu’il transposait sur un bout de papier ses rêves de mode, des pièces uniques tout droit sorties de son imagination d’enfant qui prenaient forme au dos d’un prospectus. C’est sa «mama» – comme il l’appelle, en prononçant rondement la première syllabe – qui a été la première à lui enseigner l’importance de l’élégance et du style, surtout, qui émane de ses créations. C’est aussi elle qui l’a aidé à forger son point de vue, qualité primordiale dans le succès d’un designer. «Mon travail s’inspire énormément de mon peuple, de ma nation et, plus particulièrement, de ma communauté, qui m’a appris que les vêtements devaient être à la fois beaux et utiles», explique le créateur. Il doit ce souci pragmatique au temps de sa jeunesse passée dans cette petite ville rurale, au plus près de la nature. Il décrit sa vision comme étant «glamour utilitaire», une notion qu’il met à profit au fil de ses collections, à la fois fortes et sensuelles. Il puise son esthétique – «autochtone, de façon authentique» – dans l’héritage et l’iconographie de sa Nation métisse, de même que dans un profond sentiment de connexion à la terre, basé sur une relation de réciprocité. Comme tant d’autres artistes autochtones actuels, Evan Ducharme rend hommage aux traditions de sa communauté tout en ancrant sa marque dans une contemporanéité manifeste.

Evan Ducharme

Evan DucharmeJustin Ducharme

La pluralité de la mode autochtone

«Il n’existe pas une seule catégorie dans laquelle placer cette mode, puisqu’elle dépend inexorablement de l’origine du designer et des matériaux qui sont à sa disposition», dit Xina Cowan, membre du comité de sélection d’Indigenous Fashion Week Toronto, un événement mode qui prend la Ville Reine d’assaut depuis 2018 en présentant le travail d’artistes d’ici et d’ailleurs, en ce qui a trait à la mode, au textile et à l’artisanat. «La plupart entrelacent les techniques traditionnelles de leur communauté et de leur culture, comme les Inuits, qui utilisent souvent la peau de phoque, avec les styles et les techniques actuels qu’ils ont adoptés», ajoute-t-elle, en déplorant la conception, stéréotypée et erronée, d’une mode autochtone qui se cantonnerait au portrait d’un guerrier à cheval, paré de franges et de plumes, comme celui qu’on peut voir dans un musée.

La créatrice Sage Paul, membre de la Nation dénée d’English River, en Saskatchewan, et fondatrice de l’Indigenous Fashion Week Toronto, a grandi au complexe Gabriel Dumont, qui abrite des logements autochtones à l’est de Toronto, non loin du lac Ontario. Elle a eu la piqûre pour la mode dès son plus jeune âge, d’une part en regardant à la télé des designers, tels qu’Alexander McQueen, invités de l’émission FashionTelevision, de l’animatrice Jeanne Beker; d’autre part en apprenant l’artisanat traditionnel dans sa communauté. «La mode autochtone est influencée par l’identité, le rapport à la terre, de même que par la culture et le mode de vie, même s’il est trop simple de la réduire à ces paramètres, car la réalité est incroyablement plus complexe», affirme-t-elle. Cette mode aux multiples facettes s’enracine aussi, selon elle, dans le langage et la transmission des histoires, l’artisanat, la gouvernance, les infrastructures, les technologies actuelles, et ainsi de suite. «Il n’y a pas une mode autochtone unique, car il y a des centaines de nations autochtones rien qu’en Amérique du Nord. Cependant, elles ont en commun une histoire coloniale similaire. Laquelle a imposé une politique de ségrégation, d’assimilation, de marchandisation, de déplacement et de marginalisation de ces peuples et de leurs cultures. Aujourd’hui, cette histoire transparaît dans nos créations.»

Sage Paul

Sage PaulRatul Debnath

Evan Ducharme

Evan DucharmeKelly Hofer

Une philosophie durable

De sa «mama», Evan Ducharme a appris l’importance de recycler les vêtements («ils étaient toujours transmis à quelqu’un d’autre, légèrement modifiés»). Et puis, il y a les protocoles de sa nation qui guident la façon dont on utilise la fourrure, le cuir, et le reste de l’animal, exploité entièrement ou presque. Ce qui n’est pas utilisé pour se nourrir et s’habiller retourne à la terre et sustente d’autres animaux, comme les coyotes, qui se délectent des os. Le cycle d’une vie maximisé, cette fameuse relation réciproque entre l’homme et la terre, la terre et l’homme, dont Evan parle et qui l’anime. «L’esthétique et l’éthique sont des valeurs intrinsèques aux peuples autochtones», affirme-t-il. Ayant déménagé à Vancouver il y a 10 ans, il a d’abord travaillé pour une marque de fast-fashion, dont l’idéologie consumériste était à l’opposé de sa philosophie, avant de faire un stage à Eco Fashion Week, une Semaine de mode qui mettait de l’avant les marques durables et les designers écoresponsable. (L’événement a, depuis, tiré sa révérence.) Une chance précieuse pour Evan, alors au tout début de sa carrière, qui s’est retrouvé entouré de gens qui essayaient de changer, à leur façon, une industrie nuisible pour la planète. Par la suite, il a eu l’occasion de montrer pour la première fois ses vêtements sur la passerelle de l’événement. «Plus il y aura d’occasions pour les designers autochtones de présenter leur travail, plus les autres créateurs pourront apprécier le temps que ces premiers mettent dans leurs collections et le soin qu’ils y apportent, contrairement aux marques de prêt-à-porter où tout est fait rapidement, explique Xina Cowan. Le terme “éco- responsabilité”, qui fait le buzz, a été adopté par de nombreuses griffes, mais pour les communautés autochtones, ça n’a rien de nouveau: c’est l’essence même de leur vie. Ils comprennent que c’est la manière la plus efficace et la plus compassionnelle d’exister en harmonie avec la terre et l’eau.» Par exemple, l’artiste Tania Larsson, de la nation gwich’in, au Yukon, fabrique des bijoux avec de la corne de bœuf musqué et des houppes de caribou, qu’elle tanne selon des méthodes traditionnelles puis embellit de perles et de diamants. Melanie Squire et sa mère, Nancy, vivent quant à elles dans la réserve des Six-Nations, en Ontario. Elles sont derrière la griffe Mohawk Mocs, qui offre des mocassins durables en cuir et en fourrure, à mille lieues des tendances fugaces. «Ils s’embellissent avec le temps, nous confie Xina Cowan. Derrière tout matériau que les designers autochtones utilisent, provenant souvent de la nature et récoltés de façon très écologique, il y a une réflexion et une intention.» Les marques et les créateurs non autochtones ont beaucoup à apprendre de ces artistes qui travaillent en harmonie avec la terre, au moment même où l’industrie a crucialement besoin de se réinventer.

Sage Paul

Sage PaulFestival Mode & Design et WCFW

L’histoire derrière la mode

Récemment, Sage Paul a dévoilé sa collection Rations au festival Urbani_T, à Toronto. Les vêtements, faits de matières plastiques, enserraient les mannequins de manière à leur donner une silhouette distordue et asphyxiante, comme une objectification de corps empaquetés. «C’est une réponse de dégoût face aux atrocités systématiques, et plus spécifiquement à la tactique d’un gouvernement qui a rationné la nourriture et l’eau des communautés pour les réduire au silence et les effacer», explique l’artiste, faisant allusion à Sir John A. Macdonald, premier ministre du Canada qui, au 19e siècle, a choisi d’affamer les populations autochtones dans ce dessein. «On continue encore aujourd’hui d’empêcher nos communautés de boire l’eau du robinet, en raison des risques d’infection à E. coli et d’empoisonnement au mercure. Certaines sont rationnées en bouteilles d’eau, en fonction de l’âge, d’autres continuent d’être malades physiquement […] mais le gouvernement n’est pas pressé de fournir un soutien adéquat.» Depuis l’arrivée des colons sur ce vaste territoire qui deviendra le Canada, les peuples autochtones n’ont cessé d’être opprimés. Le père de Sage Paul, qui a grandi au sein de la Première Nation d’English River, a été placé dans un pensionnat autochtone. Ce type d’institution, instauré par le gouvernement et l’Église catholique des années 1820 jusqu’au courant des années 1990, visait à évangéliser les enfants autochtones et à les assimiler. «J’en suis venu à comprendre que la conception erronée que les Canadiens ont des peuples autochtones est intégrée dans le mode de pensée du pays, explique Evan Ducharme. L’école apprend aux élèves comment ils doivent s’imaginer les autochtones, comme si on vivait seulement dans le passé, qu’on était des ennemis, non-civilisés et indignes de jouir des droits de l’homme. Les Canadiens doivent se débarrasser de ces préjugés.»

Cet hiver, le designer a lancé la collection Progeny («progéniture»), une ode aux ancêtres sans noms et sans visages qui ont réussi à survivre, malgré les obstacles, et à prospérer; aux autochtones qui continuent aujourd’hui de garder vivante leur culture et de faire valoir leurs droits en matière d’identité, et à ceux qui ne sont pas encore nés, futurs héritiers du monde d’aujourd’hui. «C’est un hommage à ces aïeux, aux femmes, de même qu’aux personnes queer qui, comme moi, ont été diabolisées et effacées de l’histoire et des mémoires par le colonialisme et par une vision patriarcale, eurocentrique et hétéronormative, dit-il. L’éducation métisse est largement basée sur ce patriarcat d’origine européenne qui a bouleversé notre façon de vivre. Il a banni la femme, qui occupait autrefois un rôle central au sein de la famille et de la communauté.» Historiquement, les régimes coloniaux ont réduit au silence les communautés autochtones, et plus particulièrement les femmes. Au Canada, la disparition et l’assassinat de femmes et de filles continuent d’être une réalité sordide à la violence sans nom (l’Association des femmes autochtones du Canada parle d’ailleurs de génocide), largement ignorée par le gouvernement avant 2015.

Warren Steven Scott

Warren Steven ScottIndigenous Fashion Week Toronto

La nécessité du changement

Au début de sa carrière, Evan Ducharme a su d’emblée qu’évoquer ses origines, ses droits et la vie de ses ancêtres par ses créations serait une barrière à son succès. Le milieu de la mode n’était pas aussi ouvert qu’il peut l’être aujourd’hui. «Je savais que l’industrie, avec sa tendance à privilégier les designers blancs, ne serait pas portée à soutenir un Autochtone queer, dit-il. Et pourtant, 10 ans après, c’est exactement ce qui m’a permis de placer mon travail là où j’ai toujours espéré qu’il soit, en demeurant authentique envers moi-même.» Reste que ses débuts ont été difficiles. Lorsqu’il a présenté sa première collection – baptisée Origin – qui mettait de l’avant sa famille, sa communauté et son identité, la réponse de l’industrie s’est fait attendre. Les stylistes qui avaient l’habitude de lui emprunter des pièces ont arrêté de le faire, et de fidèles clients n’ont plus donné de leurs nouvelles. «Certains journalistes ne savaient pas comment aborder mon travail, d’autres ont rangé mes créations dans un univers fantaisiste, comme si les Autochtones étaient déconnectés du monde réel, se rappelle-t-il. Ç’a été la preuve que l’industrie de la mode avait encore du chemin à parcourir; mais elle commence à rattraper son retard.» L’appropriation culturelle – soit l’utilisation d’éléments culturels d’une culture minoritaire de façon offensante, abusive ou inappropriée – reste chose courante, mais les choses évoluent. Canada Goose est la preuve qu’une marque peut célébrer l’héritage d’une communauté sans l’usurper. En effet, l’année dernière, la griffe a demandé à 14 femmes inuites de dessiner chacune un modèle de parka dans le cadre de son Projet Atigi, qui célèbre la riche tradition artisanale du Nord. Cet hiver, elle va plus loin en faisant appel à 20 designers provenant des régions Inuvialuit, Nunatsiavut, Nunavut et Nunavik afin de concevoir 100 manteaux au total. «Le parka est l’un des vêtements traditionnels que mes ancêtres portaient l’hiver, dit Lisa-Louise Ittukallak, l’une des artistes invitées de cette collaboration. Aujourd’hui, je suis très fière de représenter ma communauté, ma culture et le Nunavik, d’où je viens, et de montrer au monde notre savoir-faire.» Les profits des ventes seront d’ailleurs versés à l’organisation inuite Tapiriit Kanatami, qui vise à améliorer la santé et le bien-être des Inuits du Canada. Et puis, il y a des événements d’importance majeure, comme l’Indigenous Fashion Week Toronto et la Vancouver Indigenous Fashion Week, qui permettent de faire rayonner le travail des artistes autochtones. «L’industrie de la mode commence à embrasser de nouvelles façons de faire, en promouvant une économie circulaire, pour le bien-être de la planète, et en respectant les peuples, sans voler ou copier leur art et leur culture pour lancer des tendances, reconnaît Sage Paul. Par conséquent, des modes culturellement riches, provenant des quatre coins de la planète, s’invitent dans la mode grand public.» C’est à chacun, enfin, de faire en sorte que les mentalités changent, que le respect soit assuré et que les préjugés appartiennent au passé.

Tania Larsson

Tania LarssonIndigenous Fashion Week Toronto