Ses petits doigts étreignant son précieux cadeau, les yeux pétillants de fierté, ma fille Claire m’offre son premier bouquet de fleurs: cinq ou six pissenlits, soigneusement cueillis (certains diraient «arrachés») sur notre terrain.

Retenant mes larmes, histoire que ma progéniture n’ait pas à revisiter ce moment en thérapie dans quelques années, je la serre près de mon cœur, me promettant de ne plus jamais tenter d’éradiquer ces fleurs jaune soleil.

D’ailleurs, comment ai-je pu embarquer pendant autant d’années dans ce mépris collectif des pissenlits? Pourquoi ai-je accepté l’idée qu’avoir une pelouse verte, parfaitement tondue et aspergée de pesticides, c’était ça, être une adulte responsable? Qu’il valait mieux lutter contre la nature que de la laisser être? Ça prend deux secondes et quart pour réaliser que c’est complètement absurde (et, à la limite, arrogant) de consacrer autant de temps, d’argent et d’eau potable à entretenir un green de golf devant chez soi.

Une partie de moi est déçue. J’ai l’impression de m’être fait avoir, encore une fois, en laissant une croyance, qui n’est manifestement pas la mienne, dicter ma façon d’agir.

Je relâche mon étreinte (ma fille commence sérieusement à trouver le temps long) et je me demande: «De quelle autre façon, dans ma vie, suis-je en train de lutter contre ce qui veut pousser? Qu’est-ce que je m’obstine à étouffer pour offrir au voisinage une belle devanture, conforme aux attentes de la société?»

Je suis tannée de cultiver une façade pour rassurer les autres. Je reprends les droits de ma maison, de ma parcelle de paysage. 

Et, surtout, la souveraineté des idées qui peuplent mon paysage intérieur. Je réclame mon droit d’exister pleinement, dans une société qui préfère l’homogénéité et l’herbe bien taillée. Que nos terrains tapissés de pissenlits deviennent de petits actes de résistance à des prescriptions sociales désuètes!

Ma fille, nous serons, nous aussi, des fleurs indomptables. Nous refuserons de nous limiter à la platebande qu’on nous a assignée. Trop longtemps, on nous a fait croire que nous étions des mauvaises herbes. Que nos lumineuses couleurs et nos formes dérangeaient: trop criard, ce jaune. Pas assez délicates, ces feuilles. Trop longtemps, nous avons accepté de hiérarchiser le vivant. De considérer nos qualités et nos forces comme des inconvénients. À force d’être réprimées, nous avons cru que nous n’avions pas notre place dans les lieux importants.

«Ma fille, nous serons, nous aussi, des fleurs indomptables.»

On nous a appris que le gazon devait dominer l’espace. Que les fleurs cultivées avaient plus de valeur que notre présence sauvage et libre. On a tenté de nous maîtriser. Mais nous avons persisté. Nous nous sommes appropriés les espaces qu’on refusait de nous concéder. Nous avons continué de nous enraciner, profondément, solidement dans le sol; puis, de nous laisser porter par le vent, vers de nouveaux garden partys qu’on pouvait interrompre.

Ma fille, nous continuerons d’imposer notre joie éclatante dans les endroits hostiles à notre existence, de pousser dans les craques du béton, de ponctuer les trottoirs, afin de rappeler que nous, femmes pissenlits, trouverons toujours une façon de fleurir.

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