Le géant chinois Shein, propulsé par l’inlassable course aux tendances éphémères qui naissent et s’exhibent sur les réseaux sociaux, s’est imposé dans le prêt-à-porter ultrarapide. A priori, cette entreprise — qui utilise des algorithmes puissants pour anticiper les désirs des consommateurs — est loin de favoriser une mode durable, mais ça ne l’empêche pas de clamer son engagement environnemental, actions à l’appui. En 2022, contre toute attente, elle a choisi de verser 15 M$ US (soit plus de 20 M$) sur 3 ans à The Or Foundation, un OSBL qui lutte contre la mauvaise gestion des déchets textiles à Accra, au Ghana. Shein n’est pas la seule marque de fast-fashion à vouloir, en apparence, trouver des solutions pour la santé de notre planète. H&M a aussi un programme de collecte de vêtements — «le plus important du genre au monde»; de même, ZARA, Boohoo et Mango sortent à l’occasion des collections «vertes» et prônent la réduction des déchets textiles dans leur production.

Devant des consommateurs de plus en plus avertis, de nombreuses griffes s’engagent ouvertement pour une mode durable, mais leurs belles promesses cachent souvent des paroles vides de sens. Comment reconnaître l’écoblanchiment et savoir si une marque est réellement écoresponsable? C’est là que les choses se compliquent… 

La production, au coeur de la durabilité

Moyennant un rabais sur notre prochain achat, H&M propose de reprendre nos vêtements en vue de les recycler. Une bonne idée? Oui, en théorie, mais en réalité, seule une infime portion sera véritablement transformée. Le reste est vendu à I:CO, une entreprise allemande. Ce que H&M ne nous dit pas, c’est que I:CO exporte nos habits en Amérique du Sud ou en Afrique, notamment à Accra. Et c’est ainsi que chaque semaine, 15 millions de nouveaux morceaux — des rebuts des marques et de nos garde-robes — arrivent par bateau dans la capitale ghanéenne pour être bradés sur l’immense marché de seconde main de Kantamanto. La plupart des pièces, de mauvaise qualité, ne trouvent pas preneur et finissent par se décomposer dans des dépotoirs à ciel ouvert ou par submerger les plages de ce pays africain, en libérant quantité de gaz à effet de serre.

Les conséquences environnementales et humaines sont catastrophiques… Mais Shein a flairé le bon coup marketing. L’argent que verse cette enseigne chinoise fait une différence concrète pour The Or Foundation et les habitants d’Accra, et c’est un moyen facile pour cette entreprise qui, selon le Wall Street Journal, a déclaré en 2022 des revenus de 23 G$ US (près de 31 G$ CA), de redorer son image peu reluisante. 

«Shein est membre de Textile Exchange [une ONG qui a pour mission de rendre l’industrie du textile durable], elle dispose d’une collection faite à partir de matières ayant un moindre impact environnemental, elle a même un programme de gestion des stocks invendus […] utilise une production quasi à la demande, et ainsi de suite — des gestes qui font qu’une marque est écoresponsable, nous disent les experts depuis des années», dit Veronica Bates Kassatly, analyste et consultante indépendante en mode durable. Sur papier, cette entreprise d’ultra fast-fashion joue la carte du changement, tout comme d’autres acteurs du prêt-à-porter rapide, notamment H&M, ZARA, Mango, Boohoo, Gap et UNIQLO. La réalité, elle, est tout autre.

Rien qu’au mois de mai de l’année dernière, Shein a mis en ligne 7200 nouveaux vêtements par jour en moyenne, selon l’ONG française Les Amis de la Terre, soit 19 fois plus que H&M, pourtant réputée pour sa surproduction. L’argument de cette marque à l’appui de ce nombre astronomique? Chaque pièce est d’abord produite à petite échelle — de 100 à 200 exemplaires — pour s’assurer que la demande est là et ainsi éviter le gaspillage… Mais le nombre de nouveautés est tellement démesuré que l’impact écologique demeure catastrophique. Pire, par leur confection et les tissus de piètre qualité à partir desquels ils sont fabriqués, ces vêtements ne sont destinés à n’être portés que quelques fois avant d’être jetés ou donnés… et de se retrouver à Accra ou dans d’autres endroits du monde qui servent de dépotoirs aux pays riches. Que Shein verse quelques millions de dollars pour soi-disant tenter d’enrayer ce problème majeur — qu’elle continue pourtant d’alimenter sans répit — n’y change rien. Le cynisme, lui, est palpable.

«Le problème majeur de l’industrie de la mode — à l’origine de tous les autres problèmes — est la quantité de pièces produites; ajouter une nouvelle collection pour vendre plus de vêtements est à l’opposé de la durabilité.»

«Le problème majeur de l’industrie de la mode — à l’origine de tous les autres problèmes — est la quantité de pièces produites; ajouter une nouvelle collection pour vendre plus de vêtements est à l’opposé de la durabilité», souligne Elise Epp, coordonnatrice nationale à Fashion Revolution Canada, une organisation mondiale qui milite en faveur d’une industrie de la mode éthique, transparente et écoresponsable. De ce point de vue-là, les entreprises de mode éphémère ne sont pas les seules coupables, car l’essence même de l’industrie est de produire et de vendre de nouveaux vêtements dans un but lucratif. 

Mais les 300 t-shirts confectionnés par une marque locale n’ont évidemment pas le même impact écologique que les dizaines (voire les centaines) de milliers de nouveautés produites à l’autre bout du monde par les grandes enseignes, des ZARA et H&M de ce monde aux griffes qui ont fait de l’écoresponsabilité leur raison d’être, telles Reformation et Everlane. Produits en Chine, au Pakistan, au Brésil, au Bangladesh, en Inde ou au Vietnam, les vêtements sont ensuite envoyés chez nous par bateau ou, de plus en plus, par avion. Si la voie maritime met de cinq à six semaines pour les mener à bon port, le transport aérien — privilégié des entreprises comme Shein et ZARA pour répondre plus rapidement à la demande — ne prend que cinq jours… et émet 14 % plus de gaz à effet de serre!

Des matières plus ou moins écolos

Le problème de cette surproduction tient notamment à la quantité de nouvelles matières mises en circulation. Il suffit de jeter un coup d’œil aux étiquettes de nos vêtements pour voir que les tissus dérivés du pétrole (polyester, acrylique, polyamide, élasthanne…) sont encore et toujours privilégiés. Or, ils mettent des siècles à se décomposer et constituent une source majeure de microplastiques, des particules qui, à chaque lavage, se retrouvent dans l’environnement (et même dans notre corps!) 

Au sujet de la mauvaise presse qu’ont ces tissus synthétiques, les marques sont nombreuses à mettre de l’avant d’autres solutions et à en vanter les mérites écologiques, même si les preuves ne sont pas toujours là. C’est le cas des matières semi-synthétiques, comme le modal et la viscose, fabriqués à partir de pulpe de bois. Le hic? La viscose, trop souvent liée à la destruction des forêts anciennes, nécessite un procédé chimique intense pour sa transformation en tissu. Les matières naturelles, comme le lin et le coton, entraînent, elles aussi, leur lot de questions quant à l’utilisation des pesticides, à la sécurité des agriculteurs, à la consommation excessive d’eau pour leur culture et à l’exploitation des terres au détriment de la nature (le coton biologique, par exemple, est cultivé sur de très larges superficies). Il est encore difficile d’obtenir de l’information précise sur cette étape de la chaîne d’approvisionnement, mais pour nos achats, on peut se fier à des certifications mondiales comme Global Organic Textile Standard (GOTS), ou choisir des matières à faible impact environnemental, comme le Tencel, le chanvre ou le lyocell de bambou. 

Des vêtements inutilisés et à l'abandon s'accumulent à Accra, Au Ghana

Des vêtements inutilisés et à l'abandon s'accumulent à Accra, Au GhanaBloomberg, getty images

Quant aux fibres recyclées, elles ne sont pas exemptes de problèmes. Le cachemire recyclé, par exemple, permet de remettre cette fibre en circulation, mais il prive plusieurs groupes nomades de Mongolie et d’ailleurs d’avoir accès aux revenus que leur apporte la production de la matière vierge. Ultrapopulaire, le polyester fait à partir de bouteilles de plastique recyclées libère tout autant de microplastiques que son équivalent vierge et, surtout, il ne peut pas être recyclé, contrairement aux bouteilles qui, elles, auraient pu l’être encore et encore (quoique leur plastique se dégrade au fil du temps et peut devenir toxique, une autre problématique en soi). 

De toutes les matières qui composent notre garde-robe, une en particulier est pointée du doigt: le cuir. Cette peau, utilisée depuis des millénaires, n’est pas mauvaise en soi, comme en témoignent «les pratiques autochtones, qui montrent un grand respect pour l’animal et le processus de tannage, note Elise Epp. Mais nous devons être conscients que l’industrie du cuir telle qu’elle existe — celle qui alimente tous nos choix de consommation — est vraiment mauvaise pour l’environnement». Entre en scène le cuir «végan», sept fois moins polluant que son équivalent naturel. Il s’est rapidement doté d’une aura écoresponsable. À juste titre? Pas vraiment. Ce type de cuir est souvent fait en PVC, une matière ultratoxique, ou en polyuréthane, un dérivé de plastique non biodégradable.

Heureusement, des innovations — comme le Mirum, entièrement végétal, ou le cuir à base de champignon, de pomme, d’ananas, de maïs, de mangue ou de cactus — offrent a priori des solutions beaucoup plus écologiques. A priori, car «pour bon nombre de ces produits émergents, leur impact environnemental n’a pas encore été évalué, et on ne sait pas s’il changera à mesure que  les volumes de production augmenteront», souligne Gordon Renouf, directeur général de Good On You, une plateforme qui note les marques de mode en fonction de leur écoresponsabilité. 

En novembre dernier, Gucci a présenté une nouvelle version de son sac Horsebit 1955; il est fait en Demetra, un faux cuir fabriqué depuis 2021 dans la tannerie traditionnelle de la griffe et composé jusqu’à 75 % de matières d’origine végétale. Le reste  est en polyuréthane biosourcé, mais la maison italienne ne s’en cache pas et dit chercher des solutions de rechange. «Tant que la perfection n’est pas promise, je crois qu’il est important que les marques expliquent les avantages de l’innovation […] tout en étant transparentes», dit Emma Håkansson, fondatrice et directrice de  l’ONG Collective Fashion Justice, que Gucci a consultée pour l’aider à faire connaître ce nouveau produit. Une recherche rapide sur le site canadien de Gucci montre que le cuir véritable est toujours privilégié comparativement au Demetra, une matière plus difficile à trouver…

C’est aussi le cas chez Stella McCartney – qui n’a d’ailleurs jamais utilisé de cuir – qui a proposé en septembre ses sacs iconiques, Frayme et Falabella, conçus en Mirum, mais elle continue de privilégier largement le polyuréthane. En effet, les avancées en matière de tissus ne manquent pas, mais la plupart des marques semblent encore frileuses à l’idée d’exploiter  ces nouvelles technologies. En cause? Leur coût. Le minicabas Falabella en Mirum coûte 320 $ de plus que sa version originale. «Les gens sont souvent choqués par le prix des produits fabriqués de manière durable, mais en réalité, le prix des vêtements que nous achetons aujourd’hui correspond au tiers ou au quart de celui que payaient nos grands-parents», fait remarquer Gordon Renouf.

Un esclavage moderne

La plupart de nos vêtements sont fabriqués dans des usines où la main-d’œuvre est bon marché, un facteur qui explique en partie cette baisse de prix et qui est déterminant dans la définition d’une mode écoresponsable. «Il y a tout un aspect socioéconomique dans l’équation, que les marques ignorent volontairement, dit Veronica Bates Kassatly. Si vous ne payez pas pour un salaire décent aux travailleurs, vous achetez des vêtements qui sont automatiquement non durables.» 

Pour pouvoir vendre un jean à 10 $, Shein exploite ses ouvriers. Dans ses usines chinoises, où le droit du travail est quasi inexistant, ils triment jusqu’à 18 heures par jour, 7 jours par semaine, pour un salaire équivalant à 820 $ par mois. La moindre erreur de confection ampute leur salaire journalier des deux tiers. Mais Shein ne s’arrête pas là: elle est soupçonnée d’avoir recours au travail forcé des Ouïghours, une minorité musulmane persécutée par le gouvernement chinois et envoyée dans des «camps de rééducation», où la torture est monnaie courante. 

Dans l’industrie de la mode, cette entreprise ne serait d’ailleurs pas la seule à profiter de l’esclavage moderne. La lumière avait été faite à ce sujet dès 2020 par l’Australian Strategic Policy Institute (ASPI), et un nouveau rapport de l’Université de Sheffield Hallam, en Angleterre, publié en décembre dernier, montre que les choses n’ont pas changé: 39 marques occidentales — dont ZARA, H&M, Mango, Levi’s, Adidas, Nike, Burberry, Calvin Klein et Vero Moda — sont fortement soupçonnées d’en profiter en s’approvisionnant en coton auprès de cinq fabricants chinois qui exploitent les Ouïghours. Quand il est question de profit, l’industrie préfère fermer les yeux. Or, en l’absence de cadre légal, ici comme ailleurs, la porte est ouverte à tous les abus.

«On a besoin de lois plus strictes et efficacement mises en œuvre pour garantir que les déclarations écoresponsables se traduiront par des actions», dit Elise Epp. Au Canada, dénoncer l’écoblanchiment se fait toujours par des plaintes individuelles déposées auprès du Bureau de la concurrence, mais les choses sont en train de changer. L’Union européenne a annoncé l’arrivée d’une nouvelle réglementation, et une loi de l’État de New York pourrait, si elle est adoptée, forcer les marques à divulguer l’impact environnemental et social de leurs activités. 

En attendant, c’est encore à nous de tenir responsables les marques et de poser les bonnes questions avant de passer à la caisse: ce vêtement aura-t-il une longue durée de vie? Pourra-t-on le réparer facilement? Sa matière est-elle toxique pour l’environnement? Où a-t-il été produit? La griffe s’assuret-elle de payer un salaire décent à tous les acteurs de sa chaîne d’approvisionnement? Car, au-delà de notre compte bancaire, c’est la planète et les populations qui en paient le prix, tandis que l’industrie de la mode continue d’exploiter les ressources et les travailleurs en toute impunité.