Mon père nous a abandonnés, mon frère de six ans et moi. On se voyait déjà de moins en moins, on s’entendait de moins en moins bien, et après mon 16e anniversaire, je ne l’ai plus jamais revu. Il avait enfin réalisé qu’au fond, il n’avait jamais voulu d’enfants et qu’il en avait eu parce qu’il s’était senti obligé. Ma mère et la mère de mon frère l’avaient en quelque sorte mis au pied du mur.

Pendant mon enfance, il m’emmenait au cinéma, me faisait écouter de la musique, partageait avec moi ses idées, ses projets, ses rêves. Puis, tout s’est brusquement arrêté. Il a déménagé, n’a jamais voulu me donner sa nouvelle adresse. Depuis, je n’ai plus de père.

La peur de l’abandon, le besoin d’être reconnue, de plaire, l’anxiété, les relations amoureuses toxiques, le sentiment d’insuffisance. Mon père m’avait abandonnée.

Quand j’ai eu 19 ans, j’étais enfin femme et désirable. J’ai couché avec des hommes deux fois plus vieux que moi pour me donner l’impression que j’avais un pouvoir sur eux et un contrôle sur ma vie. Au fond, je me sentais seule et utilisée. Et j’étais une enfant. J’avais tellement peur du rejet; toute ma valeur était basée sur celle que les autres m’accordaient.

Mon père m’avait abandonnée sans raison, j’avais 19 ans, je ne comprenais pas. 

J’ai pensé que je n’étais pas digne d’amour. Pas digne de tendresse. J’ai eu peur d’être comme lui et de me complaire, moi aussi, dans ce pseudo-besoin de liberté qui s’est emparé de lui. Mais la liberté peut prendre plusieurs formes. Et la lâcheté aussi.

Ce n’est pas une blessure qui se referme progressivement. J’y pense encore souvent, et ça fait toujours aussi mal. Ça me définit, même si ça occupe une place de plus en plus floue dans mes souvenirs. Je n’arrive toujours pas à comprendre comment l’amour supposément inconditionnel d’un parent peut aussi facilement disparaître. A-t-il seulement déjà existé?

J’ai 25 ans maintenant. Je suis fière de ce que je suis devenue. Je suis aimée et je suis capable d’amour. Je suis curieuse, je suis créative, je chante, je danse, j’écris, je m’accomplis. J’ai hâte de savoir ce que je deviendrai. Je sais qu’il ne m’a pas brisée. Je sais que je serai capable de donner l’amour et la tendresse que je n’ai pas reçus.

Oui, je suis définie par l’absence de mon père. Je me suis construite non pas malgré, mais par cette absence. Je suis plus forte et déterminée à ne pas reproduire ses erreurs, déterminée à m’accomplir et à me (le) dépasser. Il n’aura plus jamais le privilège d’être vu comme un père. Il ne connaît pas mon adresse. Et il n’a plus de fille.

Je lui souhaite de réaliser un jour que c’est lui qui a perdu. 

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