Nous avions imprimé des anges dans la neige avec nos corps lourds d’excès, enveloppés avec empressement dans des manteaux trop déboutonnés pour la température de décembre. Trois trentenaires qui avaient trop fêté, trop bu, trop dansé, trop embrassé. Qui déjà? Ça avait si peu d’importance. Cette nuit-là, il avait plutôt fallu cultiver la patience en attendant un des rares taxis libres après les douze coups de minuit du Nouvel An 2012. Entre deux fous rires amers, si près des sanglots, j’avais annoncé, dans un ultime sursaut de lucidité, que venait de se terminer mon dernier party trash. Les belles diablesses, qui ne me prenaient pas trop au sérieux, avaient décidé d’aller se réchauffer dans un autre bar, et j’avais sacré en voyant l’état de mon bas de nylon de pharmacie. Ce que j’aurais donné cette fois-là, je m’en souviens tellement, pour être du côté des «bonnes filles», pour cesser ma course effrénée et me lover enfin dans une maison saine, des bras sincères, un amour tissé de lendemains qui reviennent. Il le fallait. Je tombais. Sans filet à l’arrivée.

F. est apparu en juillet de cette année-là. Encore un party. Un peu différent, celui-là. Ma grand-mère venait de mourir, et j’aime imaginer qu’elle veillait sur moi et qu’elle l’a fait apparaître, ce «vrai gentil» que, quelques mois avant, j’aurais probablement évacué de mon champ de vision au profit de quelques démons. Je l’ai flairé comme une louve cherche son sacerdoce après une traversée de la forêt. Je lui ai sauté dessus avec ma traditionnelle audace quand surgit l’appel du désir. Cette fois, il y avait eu plus que mes pathétiques besoins d’approbation, de briller, vulnérable, dans l’œil de l’autre. J’avais réussi, comme on maîtrise enfin une nouvelle langue complexe longuement pratiquée, à envisager la douceur, à tourner le dos aux affaires toxiques qui pulvérisent le cœur.

Trois semaines plus tard, j’étais enceinte de lui. J’allais avoir 35 ans.

«Je l’ai flairé comme une louve cherche son sacerdoce après une traversée de la forêt.»

Gamine d’une banlieue encore un peu judéo-chrétienne, biberonnée dans les années 1980 aux fictions dépourvues d’héroïnes puissantes et écrites par des hommes donnant à lire que la voie à suivre après la scolarité était de trouver conjoint et d’enfanter au terme d’un temps raisonnable de vie conjugale, je n’avais pas envisagé un scénario «catastrophe» avec condom percé et pilule du lendemain inopérante.

J’ai donc dû annoncer à mes parents l’existence de F., en même temps que celle du bébé à naître. Gloup. Étaient-ils si étonnés? Notre fille est née en mai 2013, puis notre fils, un peu plus de trois ans plus tard. Je ne sais pas comment nous avons fait, mais tout s’est orchestré avec instinct, un peu d’insouciance, un peu d’abandon, plus de splendeur que de désarroi, et la certitude que ça devait se passer ainsi depuis notre rencontre sans queue ni tête, comme si une entité tirait les ficelles en se marrant quelque part. Grand-maman?

«Une vie ordinaire ne m’attire pas», a dit Anaïs Nin. «La largesse ou l’étroitesse de notre existence dépend de l’audace que nous avons», lui répondait son mari banquier, qu’elle ne faisait pas voguer sur un long fleuve tranquille, rappelle l’écrivaine turque Elif Shafak dans Lait noir. J’imagine que c’est un peu mon mantra, que ça me pousse parfois à écouter l’appel du large…

Il y a un peu plus d’un an, F. et moi nous sommes séparés. Notre complicité demeure indéniable et solide. Quadragénaire bien assumée, je sais que je peux foncer dans le chaos comme une dompteuse d’imprévus, m’y accrocher même, avec la certitude de savoir désormais marcher, fildefériste, au bord des ténèbres sans m’y vautrer comme avant, me contentant maintenant de les observer. C’est si bon pour l’inspiration… Puis, il y a ma fille qui me tire vers la lumière. Sans le savoir, elle est cet oracle au seuil du futur, une fleur d’espérance qui me garde près d’elle et de son frère, à l’abri des grands tourments.

Souvent, je cherche cette «chambre à soi», sur laquelle a tant écrit Virginia Woolf pour illustrer la difficile conciliation entre les préoccupations de la maternité et la création. Mais je sais aujourd’hui que, sans F. et mes improbables petits, les murs de cette chambre se seraient refermés sur moi. 

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