«Tout ce qui compte pour moi ces temps-ci, c’est de triper artistiquement avec mes amis et d’aimer ce qu’on est en train de faire», me confie Safia Nolin, tout sourire. Fraîchement revenue d’un prolifique séjour de création en nature dans un studio de Sutton, la chanteuse se réjouit de lancer deux nouvelles chansons ET SI, DE et Main l’oiseau, conçues en diptyque et tout droit sorties de son cœur.

«C’est un privilège de pouvoir prendre part à ce genre de bulle créative propre à l’amitié et à l’art. Je ne me suis jamais sentie aussi accueillie et à l’aise de partager mes idées et mes émotions pendant mon séjour dans ce studio de Sutton. J’adore travailler sur une toune toute la journée, et quand on l’écoute le soir venu, voir tout le monde sauter de joie parce qu’on est excités de ce qu’on a accompli humainement et musicalement.»

C’est une Safia détendue et vraiment marrante qui se trouve devant moi, à la table du restaurant de déjeuner où elle m’a donné rendez-vous. Bruncher avec Safia Nolin, une artiste et une femme que j’admire depuis ses débuts? Où est-ce que je signe?

Fred Gervais

Rapidement, je ne peux m’empêcher de lui confier que sa musique occupe une grande place dans ma vie depuis la sortie de Limoilou, son premier album, paru en 2015, que j’écoute encore régulièrement. La mélancolie, la solitude et l’espoir qui transcendent les chansons de cette artiste, découverte au Festival international de la chanson de Granby en 2012, résonnent toujours autant en moi. La nouvelle trentenaire accepte mes éloges avec humilité, saupoudrée de la candeur désarmante qu’on lui connaît.

Et aujourd’hui, où en est Safia, que le feu journal Voir surnommait la duchesse de Limoilou? «L’année 2023 en est une de grands changements pour moi sur bien des tableaux. J’ai l’impression que j’ai vaincu 2022 en sortant de plein de schémas un peu «à chier». Après ma récente séance d’enregistrement [aux côtés des musiciens Marc-André Labelle et Karolane Carbonneau], j’ai une nouvelle façon de voir la vie, mais j’ai aussi de nouvelles amitiés et de nouvelles collaborations. On a eu du fun en “crisse”.»

«L’année 2023 en est une de grands changements pour moi sur bien des tableaux. J’ai l’impression que j’ai vaincu 2022 en sortant de plein de schémas un peu à chier.»

LE DÉBUT D’UN TEMPS NOUVEAU

En mars 2023, Safia Nolin annonçait sa décision de devenir artiste indépendante et, du coup, sa propre productrice. Ce choix, professionnel et personnel, a-t-il eu un effet sur sa manière de créer? «Vraiment!» répond-elle entre deux bouchées de pain doré arrosé de sirop d’érable. «Je compose très, très lentement. Genre une toune tous les trois ou quatre mois. Je n’aime pas créer sous pression; ça me déprime et je me trouve poche. Le fonctionnement standard de l’industrie de la musique — “écriture, enregistrement, sortie d’album, tournée, et on recommence”— me paralyse. J’avais besoin de créer dans un autre mind set

En respectant un rythme plus lent, loin des contraintes, la chanteuse voit sa créativité se libérer, à son plus grand bonheur. Outre la vague d’inspiration musicale qui l’enveloppe, elle confectionne elle-même les illustrations qui accompagnent ses nouvelles chansons, fabrique de la merch DIY et s’implique dans la réalisation de vidéoclips. Décidément, son talent et sa débrouillardise n’ont pas de limite!

«Safia a un élan créateur tellement franc, spontané et porteur, comme un grand coup de pinceau. De là naît très rapidement une image de ce qu’elle veut communiquer par sa musique. Elle a toujours été branchée sur l’essentiel», croit profondément le musicien Joseph Marchand, grand ami et ancien collaborateur de la chanteuse, qui ne s’est pas fait prier pour partager avec moi ses impressions sur elle. Ce guitariste, qu’on a entendu jouer aux côtés de bon nombre d’artistes, dont Pierre Lapointe, Ariane Moffatt et Daniel Bélanger, qualifie d’«extrêmement rare» le talent de sa complice de longue date. «Safia est d’une immense générosité avec son entourage. C’est une personne très englobante et à l’écoute. Entre la personne qu’elle met de l’avant sur ses réseaux sociaux, en entrevue ou sur scène, et celle que j’ai devant moi dans un café, il n’y a pas de différence. C’est un livre ouvert, ma Safia.»

Fred Gervais

HAUT LES CŒURS!

Un livre ouvert, une personne entière. C’est l’impression que j’ai aussi instantanément d’elle. Malgré les contrecoups des controverses des dernières années, elle continue d’utiliser sa voix pour dénoncer les injustices qui lui tiennent à cœur: les droits des communautés LGBTQIA2+, la santé mentale, la diversité corporelle, le droit au logement abordable, la place des femmes en musique. La liste des causes qu’elle soutient avec passion est bien étoffée.

«Ce n’est pas tant un besoin qu’un devoir, de m’exprimer», précise Safia, qui considère avoir toujours eu l’âme revendicatrice. Bien consciente de la présence de tous ceux et celles qui l’attendent au détour, elle juge que les enjeux qu’elle défend sont trop importants pour qu’elle se taise. «J’aime rappeler que j’ai une bien petite tribune par rapport aux immenses plateformes qui propagent la haine. C’est un devoir de “caller” leur bullshit

Est-ce que ça coûte cher d’être autant soi-même? «Ça m’a coûté cher en “estie’’, répond-elle du tac au tac. Mais le prix à payer pour ne pas être moi-même est encore plus grand. Quand tu es toi-même, sans compromis, quitte à être too much, le soutien et l’amour que tu reçois de la part des gens qui t’aiment, c’est de l’or.»

«Quand tu es toi-même, sans compromis, quitte à être too much, le soutien et l’amour que tu reçois de la part des gens qui t’aiment, c’est de l’or.»

JE REVIENDRAI À MONTRÉAL

De son propre aveu, c’est pour s’éloigner d’un climat social hostile que la chanteuse et artiste multidisciplinaire originaire de Québec a récemment troqué Montréal contre la Ville Lumière, le temps de quelques mois.

«M’installer à Paris pour un bout, ça m’a permis de prendre du recul et de relativiser tout ce que j’avais traversé. Ç’a été la meilleure chose que j’aie pu faire», explique la musicienne, qui en a profité pour donner quelques concerts et poursuivre le développement de sa carrière outre-mer. Bien qu’elle n’envisage pas d’y vivre à temps plein, l’Hexagone est devenu une sorte de refuge, un autre ciel sous lequel se déposer. «Je suis partie pour mieux revenir. En France, je ne suis pas autant perçue comme une personne “politique”; alors, je…»

Safia s’interrompt subitement et ses yeux s’illuminent. «Ah! Il y avait Céline Dion dans mon rêve. Elle était en pyjama et elle pleurait; elle était enfin libre. Elle voulait juste “chiller”, la pauvre!»

Je m’étouffe presque avec ma bouchée de crêpe choco-banane et souligne la fulgurance de l’esprit de mon interlocutrice. S’ensuit une conversation enflammée sur la diva de Charlemagne et sa relation soi-disant tendue avec son fils, René-Charles. La cause apparente du conflit: Céline désapprouverait la nouvelle copine de son aîné, Angelique Weckenmann.

Safia s’empare de son téléphone et google le nom de la jeune femme qu’on accuse d’avoir gâché la relation entre l’icône de la chanson et son fils. «Pauvre fille. Elle n’a rien demandé et tous les médias s’acharnent contre elle. Elle doit capoter; ça me fait full de peine», déplore-t-elle, les yeux rivés sur son écran.

Cet élan d’empathie pour une pure inconnue, aussi banal que ça puisse paraître, honore Safia, qui peut parfois être, elle aussi, une «cible parfaite» et qui a elle-même fait largement l’objet de haine en ligne, une tendance qu’elle qualifie de «véritable fléau».

Avant de poursuivre l’entretien, je demande à Safia si elle est d’accord pour que je fasse référence à cet instant où elle passe du coq à l’âne dans le texte que je m’apprête à écrire.

«Ah ben oui!» s’exclame-t-elle, en s’excusant d’avoir oublié de prendre sa médication pour le TDAH ce matin. «Si mes amis lisent l’entrevue, ils vont tellement me reconnaître.»

Fred Gervais

HERE COMES THE SUN

Ses cinq albums en carrière, tant ses compositions que ses sublimes reprises acoustiques, composent plusieurs de mes playlists depuis près d’une décennie, mais un autre pan bien particulier de la vie de Safia résonne très fort en moi: la nature de sa (non) relation avec son père, d’origine algérienne, et la décision qu’elle a prise d’adopter le nom de famille de sa mère.

Comme dans le cas de Safia, mon père — qui, lui, est d’ascendance marocaine — a déserté la famille lorsque j’étais enfant et j’ai moi aussi décidé d’adopter le nom de ma mère.

Ni elle ni moi ne parlons arabe et n’avons visité le pays de nos ancêtres paternels respectifs.

Tandis que Safia me confie son impression d’avoir «le cul entre deux chaises» et sur la difficulté d’entrer en contact avec la culture d’un père qui l’a rejetée dans sa jeunesse, je ne peux que m’identifier à ses conflits intérieurs. À 30 ans, où se situe-t-elle face aux tiraillements qui ombragent ses racines?

«J’ai rejeté la culture maghrébine en bloc au départ de mon père — quand j’avais 14 ans —, mais j’aimerais tranquillement reprendre contact avec elle», me confie-t-elle. Comme je viens de lui raconter ma vie, elle saisit à quel point je comprends les contradictions qu’elle me révèle. «J’aimerais trouver des moyens de me réapproprier cette culture d’une manière positive et personnelle. La musique pourrait être une bonne avenue. Il faudrait que je prenne des cours d’arabe, par exemple, histoire de ne pas massacrer les chansons.»

À propos de projets d’avenir (et puisque la serveuse vient de réchauffer notre cinquième ou sixième café filtre), que peut-on souhaiter à Safia?

«Déjà, ce soir, je m’en vais voir Sean Paul à Cowansville; donc, tu peux me souhaiter que ce soit aussi nice que je pense que ça va être! se réjouit cette éternelle nostalgique. Sinon, j’essaie de ne plus voir ma carrière comme une trajectoire linéaire, mais comme une toile d’araignée. J’aimerais que les sillons de cette toile soient smooth. Je souhaite aussi être capable de garder la connexion avec mon instinct et que ce qui m’attend soit lumineux.»

À cette seconde précise — je vous le jure — la chanson Here Comes the Sun, des Beatles, retentit dans le restaurant, comme la promesse de jours meilleurs.

Comme le chantait ce groupe britannique en 1969, «It’s been a long, cold, lonely winter. It feels like years since it’s been here. Here comes the sun»: des paroles qui semblent avoir été écrites pour honorer la résilience de Safia Nolin et toute la lumière qui émane d’elle.

ELLE Québec — Octobre 2023

ELLE Québec — Octobre 2023Fred Gervais

Photographie Fred Gervais. Direction de création Olivia Leblanc. Stylisme Laurence Morisset. Maquillage et coiffure Carole Méthot. Coloration cheveux Roxanne Selleck. Production Pénélope Lemay. Assistants à la photographie Pascal Fréchette et Jules Bédard. Assistant au stylisme Maxime Vallières. Assistante à la production Audrey Blais.

Pour écouter les nouvelles chansons de Safia, c’est par ici!

Lisez également notre entrevue avec Safia Nolin dans le numéro d’octobre 2023 du ELLE Québec offert en kiosque, en abonnement et en version numérique dès maintenant!

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