«Ça me fait chier quand les gens disent: “Ah, lui, c’est juste un personnage.” Non, je suis la personne qui est le moins un personnage», laisse tomber Hubert Lenoir au milieu d’une longue conversation durant laquelle j’aurai certes l’impression d’avoir affaire à un interlocuteur sûr de lui, très conscient de la manière dont ses propos pourraient être repris. Mais un personnage? Pas une seconde.

Trois ans et demi après Darlène, et après une centaine de spectacles incendiaires présentés non seulement ici, mais aussi en France, au Japon et aux États-Unis, l’enfant terrible de la pop québécoise se révèle entièrement, parfois crûment, dans PICTURA DE IPSE: musique directe, un deuxième disque, tortueux et torturé, jouissif et sombre, abrasif et généreux. L’autoportrait d’un jeune homme de 27 ans transformé par le succès, ainsi que par la curiosité parfois malsaine qu’il suscite au sujet de ce qu’il est.

«J’ai l’impression d’avoir vieilli de 15 ans en 3 ans», confie-t-il un vendredi avant-midi du début du mois d’août dans un parc de Montréal, où sa compagne et gérante, Noémie D. Leclerc, est venue le déposer en voiture. La paire habite une maison du quartier Saint-Roch, à Québec, mais a passé la soirée d’avant dans la métropole à travailler sur un vidéoclip jusqu’aux petites heures. Hubert bâille comme un chaton qui viendrait de se réveiller.

«C’est un album imparfait, qui est fait pour être inconfortable par moments. Ce n’est pas un album fait pour être le plus beau possible», prévient-il. Il serait exagéré de parler d’autosabotage, mais PICTURA DE IPSE: musique directe s’inscrit – avec ses voix distordues, ses nombreux interludes et ses sons étranges glanés à gauche et à droite – dans la grande tradition des deuxièmes albums plus exigeants. Chose certaine: il sera impossible de l’accuser d’avoir tenté d’écrire Fille de personne II une nouvelle fois.

Xavier Tera

LA VÉRITÉ DANS SON TÉLÉPHONE

Hubert Lenoir ne connaît pas le syndrome de la page blanche. «La musique, ça me vient naturellement. J’ai toujours des idées. Ce n’est pas difficile à générer.» Pourtant, malgré les encouragements de ses amis, le musicien n’arrivait pas à déceler de pertinence ou de beauté dans ce qu’il créait dans les années qui ont suivi la parution de Darlène, son opéra postmoderne récompensé par quatre Félix et qui lui a valu de devenir l’une des figures artistiques les plus polarisantes du Québec.

Ça, c’était jusqu’à ce qu’il se mette un jour à écouter des enregistrements consignés pêle-mêle dans son téléphone et qu’il constate qu’il avait déjà sous la main tout ce dont il avait besoin. Inspiré par le cinéma direct de Pierre Perrault, il décide de faire de ces segments musicaux ou parlés la matière première de son album. D’où ce titre, PICTURA DE IPSE: musique directe, dont la première partie signifie «autoportrait» en latin. «Je me suis dit: “It cannot get realer than this.” C’était une façon pour moi de laisser le réel dicter la narration de l’album et d’essayer de retrouver le chemin vers moi-même quand j’étais perdu

Perdu à cause de quoi? Hubert, né Chiasson à Beauport en août 1994, ne voudrait surtout pas que vous pensiez que la haine dont il a été l’objet sur les réseaux sociaux a provoqué sa déroute momentanée. «Ça en fait partie, mais ce n’est pas que ça.» Ce n’est pas non plus le succès à proprement parler qui l’aura à ce point remué. Mais c’est indéniable, la popularité est un miroir qui vous renvoie constamment à vous-même. Un miroir qui, à moins d’être doué pour le déni, vous contraint à de nombreuses remises en question.

Hubert Lenoir ne s’est jamais autant fait parler de son identité de genre et de son orientation sexuelle que pendant la longue tournée médiatique qui a suivi Darlène. «Hétéro ou homosexuel? Homme ou femme?» lui demandaient les journalistes, les inconnus sur Facebook et les animateurs d’émissions du matin. Des questions posées avec un degré variable de délicatesse, qui l’ont alors ramené à ses années de secondaire, qu’il pensait avoir laissées derrière lui pour de bon.

«J’ai toujours senti que je ne “fittais” pas, et ç’a longtemps été tough, mais quand tu arrêtes l’école, tu te trouves une bulle de personnes avec qui tu veux être, tu te crées une vie avec elles et tu n’as pas vraiment de contact avec le monde extérieur.» Une fois que Fille de personne II a atteint le sommet des palmarès, ce contact avec le monde extérieur auquel il s’était soustrait est devenu inévitable. Le choc. «Je me faisais soudain poser des questions sur des choses que je n’avais jamais complètement figured out

Xavier Tera

JUSTE ÊTRE

Il est bien vrai que certaines chansons de Darlène, ainsi que son look flamboyant, cristallisaient l’émergence dans l’espace public d’un désir de redéfinir la masculinité. «Mais moi, je ne me posais pas ces questions-là, je faisais juste être. Il y a quelque chose de naïf dans Darlène. J’aborde en surface des sujets extrêmement complexes. Fille de personne, c’est sick que les gens l’aient interprétée comme un hymne féministe, mais c’est juste une chanson que j’ai écrite pour quelqu’un. Je suis arrivé en étant 100 % positif et en étant 100 % moi-même, mais quand t’es propulsé dans le monde aussi rapidement, tu découvres vite la cruauté de ce monde-là.»

N’aurait-il pas été plus simple qu’il réponde à ceux et celles qui se mouraient d’envie de savoir comment il se définissait? «La raison pour laquelle je ne répondais pas, c’est parce que je ne voulais pas d’étiquette, et parce que je ne voulais pas que ça devienne le centre de toutes les conversations. Mais ç’a été encore pire de ne pas répondre. Quand tu ne mets pas de mots sur ce que tu es, les gens sont confus. Ça s’est mis à m’affecter. J’avais l’impression que c’était devenu facile pour les journalistes et les animateurs d’être constamment intrusifs sur la manière dont je vivais ma vie et ma sexualité. Je me suis mis à me poser plein de questions auxquelles je tente de répondre avec mon nouvel album.»

Depuis le début de notre conversation, Hubert Lenoir semble vouloir me dire quelque chose. Je lui signale que je ne lui ai moi-même pas posé de questions sur son identité de genre ou sur son orientation sexuelle.

«Mais je vais le dire une fois pour toutes, parce que ça donne du contexte à l’album. L’album parle de ça, malgré moi. Je veux faire mon coming out. [Hubert prend une grande inspiration, et une éternité s’écoule.] Je me considère non binaire et bisexuel. Pis maintenant, est-ce qu’on peut juste arrêter le shit qui gosse? Sachez que si vous voulez me poser des questions là-dessus en entrevue, ça se peut que ce soit sketch. Oui, OK, ça se peut aussi que ce soit bien amené. Après, ce n’est pas parce que j’en parle dans mon travail que ça autorise toutes les questions. Si tu fais une entrevue avec Cardi B, tu ne vas pas lui dire: “Cardi, tu as une sexualité très active, n’est-ce pas?”»

Pourquoi choisit-il aujourd’hui de nommer son identité de genre, alors qu’il sait pertinemment le torrent de commentaires injurieux que pareille déclaration provoquera? «Par solidarité, répond-il essentiellement. Je ne voudrais pas que le fait que je ne nomme jamais rien “feele” comme si j’étais indifférent aux combats de la communauté LGBTQIA+. Je suis parfaitement conscient que tout dépendant comment je me présente, j’ai un privilège de cis passing. Je veux dire aujourd’hui, et c’est important pour moi, que j’appuie avec tout mon cœur et toute mon existence les personnes issues de la diversité sexuelle et de genre qui n’ont pas toujours ce même privilège.»                   

Dans un des interludes de PICTURA DE IPSE: musique directe, le chanteur Robert Robert parle de l’intimidation qu’il a subie au secondaire. Quel mot Hubert, qui a vécu des expériences semblables, mettait-il sur sa différence pendant son adolescence? «À cet âge-là, j’avais juste le feeling de ne pas “fitter” et d’avoir peur que les autres sachent mon secret. Je ne savais pas ce que le mot queer voulait dire. J’avais juste le f-word en tête.» Parce que c’est celui-là qu’on employait pour l’ostraciser. «Je me suis fait traiter de fif, been there. Je me suis fait battre dans la rue, been there

«Je me sentais juste différent, jamais à ma place, ajoute-t-il au sujet de sa jeunesse. Je savais que je n’avais pas à avoir honte, mais en même temps, c’est tough de dire ces choses-là quand tu vis en région. J’étais en amour avec un de mes meilleurs amis, et il ne l’a jamais, jamais su.» Hubert, qui fixait le sol, relève les yeux, m’offre un sourire ravageur, quelque part entre la nostalgie et la tristesse, et m’apprend que la chanson SECRET a été un peu, beaucoup écrite pour cet ami.

«Ça me fait chier quand les gens disent: “Ah, lui, c’est juste un personnage”. Non, je suis la personne qui est le moins un personnage.»

DU RISQUE D’ÊTRE SOI-MÊME

«Quel idiot! Hubert Lenoir, c’est confirmé. Le gars est un idiot, de la ligue nationale des idiots.» Tels sont les mots qu’employait Dominic Maurais sur les ondes de Radio X au lendemain du Gala de l’ADISQ lors duquel le baron-bandit a fait l’amour oral à un Félix. Hubert rit quand j’évoque ces propos d’une rare violence, qu’il fait entendre sur PICTURA DE IPSE: musique directe, accompagnés d’un quatuor à cordes. «Ça m’a couté 5000 $, ces 10 secondes-là», s’exclame-t-il, amusé. Ça te fait rire? «Je ne veux pas banaliser ses propos, mais c’était quand même drôle la manière dont il le disait. [Il imite la scansion de Maurais, et répète: “Quel idiot!”] Tout de suite, j’entendais de la musique.»

Hubert Lenoir refuse visiblement de laisser ses détracteurs miner son moral et sa créativité. Par solidarité, encore une fois, pour tous ceux et celles qui se reconnaissent en lui, comme il le dit. Et parce qu’il sait trop bien qu’il se trouve partout au Québec des milliers de gens heureux de le voir s’épanouir. Parce qu’il serait tragique de laisser l’intolérance l’emporter.

«T’as l’air de quelqu’un qui pourrait apprécier le fait que je ne suis pas quelqu’un d’ordinaire», chantonne-t-il en ouverture de son album, traduction littérale de la chanson Ordinary Man, de Eels. Une main tendue à son public? «C’est une main tendue à la vie», répond celui qui, en octobre 2018, déclarait sur le plateau de Tout le monde en parle avoir «un peu le goût de me “crisser” en feu ces temps-ci», une phrase qu’il reprend sur son nouveau disque.

Faut-il s’en inquiéter? «Ce que je dis sur l’album, dans certains cas, c’est de la poésie, des figures de style. Je ne dis pas que j’ai le goût d’utiliser une corde et de me pendre ce soir. Le problème, c’est que les gens à la télé passent tellement leur vie à être fake et à présenter un front que chaque fois qu’on voit quelqu’un être real, tout le monde est genre what the fuck? Chaque fois que je suis en public et que je suis moi-même, ça crée des tensions. Pourquoi je ne pourrais pas dire que je me sens comme ça, si tout le monde s’est déjà senti comme ça?» Il me regarde droit dans les yeux, comme pour savoir si j’ai moi-même déjà eu des idées noires. J’acquiesce. «C’est quoi le fucking problème d’abord quand c’est moi qui le dis?»

«J’aime l’idée de créer quelque chose qui a de l’impact. Si tu filmes un ciel bleu, c’est beau, mais si tu filmes un orage, c’est plus intéressant, non?»

LA BEAUTÉ DE L’ORAGE

Quelques jours après notre entretien, j’écris à Hubert pour lui demander s’il a écouté le nouvel album de Billie Eilish, dont l’ascension fulgurante rappelle, à une autre échelle, la sienne. Elle chante sur Getting Older: «Things I once enjoyed / Just keep me employed now». Les choses que j’aimais jadis ne sont désormais qu’un emploi.

Réponse: «Cette ligne-là me fait penser à ma ligne dans DIMANCHE SOIR: “Wtf is up avec ma vie, ces temps-ci? Des fois, j’ai l’impression que j’deviens tout ce que j’haïs”. Contrairement à Billie, je n’ai jamais eu le feeling de ne plus enjoy faire de la musique, mais à certains moments dans les dernières années, je me suis regardé dans le miroir et je me suis dit: “Est-ce que ma personne de 15 ans aurait aimé ce que je vois en ce moment?”»

Qu’est-ce qu’elle aurait aimé voir, cette personne? «Je ne sais pas tant ce que la personne de 15 ans aurait voulu voir, mais avec tout le succès, l’argent pis le fame que tu te mets à avoir rapidement, des fois, t’as l’impression de devenir tout ce que t’haïs, genre la superficialité, alors que moi, je suis plutôt no bullshit

Au parc, quelques jours plus tôt, Hubert Lenoir me disait aimer être «un artiste controversé». Je l’avais invité à préciser sa pensée. «J’aime l’idée de créer quelque chose qui a de l’impact.» Il pointe le ciel, radieux. «Si tu filmes un ciel bleu, c’est beau, mais si tu filmes un orage, c’est plus intéressant, non?»

Tous aux abris, la tempête Lenoir arrive? «Ça ne me dérange pas que mes œuvres soient controversées. Je l’assume entièrement. Ce n’est pas non plus quelque chose que je cherche à conserver. Je ne suis pas Marilyn Manson. Mais moi, j’aime les trucs vivants, j’aime la fluidité. Et les choses qui bougent, c’est vivant. Les choses qui ne bougent pas, c’est mort.»

Lisez notre entrevue avec Hubert Lenoir, dans le magazine ELLE Québec d’octobre, offert en kiosque ou en version numérique.

ELLE Québec - Octobre 2021

ELLE Québec - Octobre 2021avier Tera

Photographie Xavier Tera. Stylisme Samuel Fournier. Direction de création Annie Horth. Mise en beauté Leslie-Ann Thomson. Production Estelle Gervais. Coordination Laura Malisan. Assistants à la photographie Neal Hardie. Assistante au stylisme Ana Lontos. Hubert porte une chemise et des gants Balenciaga, et des boucles d’oreilles personnelles.