Je me souviens précisément de la première fois que je l’ai vu: il en imposait, avec ses épaules larges, son front proéminent et ses yeux noirs, brillants, enfoncés dans le cuir de son visage. J’avais 25 ans et j’éprouvais déjà la certitude profonde d’avoir trouvé ma voie: je voulais être gardienne de zoo. Mumba en avait 31 et il allait devenir un de mes amis les plus chers.

J’ai toujours recherché la compagnie des animaux. Petite, à Cowansville, je soignais les poussins et les canetons qui vivaient dans le jardin. Malgré mon jeune âge, je les traitais avec beaucoup de respect et de douceur, veillant au grain pour qu’ils ne manquent de rien. Or, ce qui me fascinait plus que tout, c’était les bêtes exotiques. J’étais une téléspectatrice assidue de Daktari, une série américaine qui se déroulait dans une réserve faunique africaine. Parmi les vedettes de l’émission figuraient, en tête de liste, Clarence, un lion, et Judy, une guenon qui faisait singerie sur singerie. Comme tous les enfants de mon âge, je voulais être vétérinaire. Mais contrairement à la plupart d’entre eux, cette lubie ne m’a pas passé à l’adolescence. Et bien que je n’aie pas été acceptée en médecine vétérinaire, j’ai poursuivi mes études en santé animale, puis j’ai décroché un poste dans une clinique vétérinaire.

J’aimais mes tâches. Néanmoins, après quelque temps, j’ai commencé à trouver que mon quotidien manquait… d’exotisme. Les chats et les chiens, c’était bien, mais j’aurais préféré des volatiles au plumage éclatant, des zébrures, des crinières pleines, des taches fauves, des cous vertigineux… Et des faciès quasi humains, poilus, aux regards perçants. «Et si j’osais poser ma candidature à un poste de gardienne au Zoo de Granby? » me suis-je dit. J’avais si souvent fréquenté cet endroit avec mes parents, petite. Pour moi, c’était ce qui se rapprochait le plus de l’univers de Daktari, une enclave sauvagement colorée, tout près de chez nous.

 

Immédiatement après mon embauche, j’ai su que j’avais décroché l’emploi de mes rêves, et ce, grâce à Mumba. Son histoire était célèbre. Arrivé du Cameroun au début des années 1960, parfaitement seul et sans défense, ce petit gorille avait été recueilli par une famille de Granby, qui l’avait élevé jusqu’à l’âge de deux ans et demi. Il faut dire qu’à ce moment- là les lois étaient différentes: on pouvait alors posséder des animaux exotiques sans permis, mais il n’en va plus de même aujourd’hui…

C’est une femme nommée Huguette qui s’était occupée de Mumba. Biberons, couches, jeux d’enfants et câlins à profusion… Elle avait pris soin de lui comme si c’était son propre bébé. Jusqu’à ce qu’un jour le petit gorille enferme la mère d’Huguette dans sa cage (elle y a passé une journée entière!)… Après ça, il a fallu le confier à un zoo. Pendant des mois, Huguette est venue lui rendre visite tous les jours. Si elle n’était pas là, il refusait de s’alimenter.

Voilà pourquoi ce grand singe en est venu à croire dur comme fer qu’il était humain. On sait aujourd’hui que les primates ne doivent pas être élevés parmi les hommes. Cette pratique n’est bonne ni pour la famille ni pour l’animal. Mais à l’époque, on voulait protéger du mieux possible ce petit orphelin, dont les parents avaient été tués par des braconniers… Le renvoyer en Afrique était inenvisageable: jamais il n’aurait pu survivre seul dans la nature.

Quelque 30 ans plus tard, le grand gaillard de 400 livres que je devais nourrir et soigner ne se comportait toujours pas comme les autres gorilles. La démonstration la plus flagrante de ce trait de caractère était qu’il ne savait absolument pas quoi faire des femelles qu’on tentait parfois d’introduire à ses côtés… Étant donné la manière dont il interagissait avec moi, il semble qu’il préférait de loin la présence d’une femme. Bien sûr, je ne pouvais pas entrer dans sa cage ni partager un repas avec lui, et encore moins lui faire une accolade mais, dès le début de notre relation, il communiquait avec moi à sa manière, me saluant le matin d’un grognement sympathique et m’appelant le soir pour que je lui dise au revoir. J’adorais voir la joie s’imprimer sur son visage lorsque je lui offrais une banane, une poignée de noisettes ou un yogourt. Je pense que c’est ce que je préférais plus que tout: être près de lui pendant qu’il savourait délicatement son dessert, goûtant chaque bouchée et affichant un air que j’imaginais être celui du contentement.

Les années ont passé, il me semble, à une vitesse folle. Les soins, les jeux, les entraînements et la construction d’un nouveau pavillon pour les animaux africains… je n’ai pas vu le temps passer. Malgré toutes nos tentatives pour le pousser à s’accoupler, Mumba n’a jamais eu de petits. De mon côté des grilles non plus, je n’ai connu ni les enfants ni la vie de couple… Mais je n’ai aucun regret. Ma vie, je l’ai plutôt consacrée aux animaux exotiques, comme j’en rêvais petite fille.

Dix-sept ans ont ainsi filé, entre les grognements du matin, les babines retroussées par le plaisir des desserts dégustés à la petite cuillère, et les adieux du soir. Puis, un jour, il n’y a pas eu de salutations. Un matin d’octobre, Mumba ne s’est pas levé. Sa dépouille était encore chaude. Il était étendu sur le côté, position dans laquelle il dormait toujours. Son corps énorme, qui le faisait souffrir depuis quelque temps parce que rongé par l’arthrite, était parfaitement immobile sur sa couche: il était mort dans son sommeil, probablement d’un arrêt cardiaque. Il avait 48 ans, un âge vénérable pour un gorille en captivité. Lorsque ces grands primates sont dans la nature, il faut multiplier leur âge par deux si on veut savoir à quoi il correspond pour un humain. Mumba a donc eu une longue vie…

Je sais que je ne suis pas la seule à avoir pleuré sa disparition. Les filles d’Huguette, la mère adoptive de Mumba, ont confié à un journal qu’elles avaient perdu «un frère». Les témoignages des visiteurs qui l’avaient connu se sont multipliés sur le site Internet du zoo. Au fil de presque cinq décennies, Mumba avait charmé des dizaines de milliers d’enfants, leurs parents et leurs grands-parents…

Pour tous les employés, cette journée d’automne a été bien sombre. Nous avions tenté de nous y préparer, nous savions qu’il n’allait pas vivre éternellement… N’empêche, il y a des absences qui, en dépit du temps qui passe, se font toujours sentir. Encore aujourd’hui, j’ai du mal à repenser à ce matin d’automne où je l’ai trouvé inerte sans qu’une vague de tristesse ne me submerge.

On me demande souvent si j’ai aimé Mumba comme un fils. Je réponds toujours que pour moi, c’était un ami, une présence précieuse dans mon quotidien durant 17 ans. J’avais parfois des mauvais jours, mon ami avait les siens. Il lui arrivait de me bouder, de me singer, de refuser de coopérer. Mais il revenait toujours me dire au revoir avant d’aller se coucher. Comme si, entre mon gigantesque ami et moi, il y avait eu ce pacte tacite selon lequel nous devions être là l’un pour l’autre. Lui, animal, moi, être humain, mais au fond, pas si différents.

 

Vous vivez une histoire particulière et aimeriez la partager avec nos lectrices? Une journaliste recueillera votre témoignage. Écrivez à Martina Djogo | [email protected] ELLE QUÉBEC | 1100, boul. René-Lévesque Ouest, 20e étage, Montréal (Québec) H3B 4X9.

 

 

À LIRE: 9 gestes verts pour aider la planète