Marc Jacobs est bien connu pour arriver en retard à ses défilés — au grand dam des journalistes de mode —, mais on ne peut pas lui reprocher de ne pas avoir le sens du timing. Sa marque homonyme a récemment pris la décision audacieuse (et pertinente) de se détacher du cycle des collections saisonnières pour aborder la mode en tant qu’expression artistique. «C’est simple: on fait ce qu’on a envie de faire, puis on le montre. On ne sait pas combien de pièces il y aura ni à quoi ça va ressembler», me dit-il par Zoom depuis son bureau de New York, son emblématique collier de perles au cou. Soit, il s’agit là d’une démarche extrême dans une industrie multimilliardaire régie par des calendriers commerciaux précis. Ça n’a pourtant rien d’étonnant de sa part, car il a fait naître les collaborations entre designers, en associant notamment Louis Vuitton à l’artiste américain Stephen Sprouse au tournant des années 2000.

Cette attitude intuitive, le créateur l’applique dans sa carrière comme dans sa vie privée. «Le matin, je prends mon temps — même quand je suis pressé — pour faire ce que j’ai à faire pour me sentir bien dans ma peau. Le parfum et tout ce que je porte, c’est vraiment important à mes yeux, car je considère que le temps que je m’accorde, ce petit moment glamour, m’aide à me sentir vivant, alerte et ouvert à tout ce qui va se passer dans la journée, vous voyez?»

Faire confiance à la providence, c’est une philosophie qu’incarne parfaitement la fragrance Perfect, lancée en 2020. Marc Jacobs s’est même fait tatouer ce mot sur le poignet pour se rappeler que le perfectionnisme ne consiste pas à s’efforcer d’arriver quelque part, mais consiste à croire qu’on est toujours exactement là où on doit être. «L’idée, c’est qu’il y a une espèce de puissance suprême — peu importe comment on choisit de l’appeler — qui veille à ce que tout soit parfait. Rien n’arrive pour rien, et chaque parcours est parfait, parce qu’il est exactement ce qu’il est censé être.»

En janvier dernier, Perfect a poursuivi son chemin avec un nouvel opus, une eau de toilette d’un doux vert glacé. Le chaleureux bouquet floral de l’original s’est enrichi de touches fruitées et de notes de poivre rose et de jonquille blanche. La bouteille n’a rien perdu de son côté fantaisiste et se pare toujours des mêmes breloques: domino, banane, chaussure, boucle… Marc Jacobs précise que celles-ci n’ont pas de signification particulière, même si elles n’ont pas été choisies de façon complètement aléatoire. «Sur le coup, j’aurais tendance à dire: “Non, non, elles ne veulent rien dire; ça s’est décidé comme ça!” Mais je ne crois pas non plus au hasard.»

Il est vrai que rien n’est laissé au hasard dans son univers. Le bouchon aux allures de joujou du flacon Perfect est un clin d’œil à Daisy, le tout premier parfum signé Marc Jacobs, couronné de fleurs en caoutchouc, qui a connu un succès fulgurant après son lancement, en 2007. Il a marqué son époque par ses publicités idylliques, qui ont jeté les bases de l’esthétique Cottagecore (champêtre) moderne. Les années 2000 ont sans contredit été une période prolifique pour le designer Marc Jacobs. En tant que directeur créatif de Louis Vuitton de 1997 à 2014, il a contribué à faire de cette marque de bagages une des maisons de mode les plus prestigieuses qui soient. En 2009, il a animé le Met Gala avec Kate Moss, une de ses nombreuses — et fabuleuses — amies. En 2010, il a figuré sur la liste du magazine TIME des 100 personnes les plus influentes du monde. À son apogée, grâce à sa gamme de produits Marc by Marc Jacobs, il a exploité des centaines de magasins, dont un micro-empire qui attirait les foules sur Bleecker Street, dans le West Village, à New York.

Quand je lui demande comment il perçoit la conjoncture actuelle de l’industrie, une industrie qu’il a si fortement contribué à façonner et que tant de designers et d’artistes perpétuent aujourd’hui, il répond en évoquant la nature subjective de l’inspiration. «On regarde ce qu’ils font et on se dit: “Je ne vois pas le rapport.” Mais c’est de tout évidence le résultat de ce qu’ils ont vu ou ressenti à un moment donné, et de ce que ça leur a inspiré. Dans mon travail, l’inspiration se manifeste d’une façon très différente de celle qu’on peut observer chez un autre designer, ou encore parmi la nouvelle génération, qui n’est pas influencée par les mêmes choses que moi.»

À l’aube de son soixantième anniversaire, Marc Jacobs prend de plus en plus conscience du fait que le temps file inexorablement. «J’ai vu beaucoup de choses, j’en ai fait beaucoup et j’en fais encore beaucoup. Alors, c’est très étrange de devoir accepter d’être devenu ce que je ne pensais jamais que ma génération ferait naître. Je croyais que nous serions une génération différente, que rien ne changerait pour nous. On s’imaginait avoir tout compris; on était là lorsque le monde s’affairait à définir l’avenir. Maintenant qu’on y est, je réalise que… eh non! Les générations précédentes ont connu des bouleversements, elles aussi, et c’est ce que vivent aujourd’hui les jeunes, qui ont une tout autre vision des choses. C’est étrange, très étrange…» Peut-être, mais c’est aussi, tout simplement, un nouveau chapitre du parcours parfait de Marc Jacobs. 

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