Après un hiatus de près de six ans et malgré sa discrétion légendaire, Phoebe Philo est de retour sous les feux des projecteurs. L’ancienne créatrice de Celine (à l’époque, cette maison parisienne portait encore son accent aigu, un signe diacritique que s’était empressé d’abolir son successeur, Hedi Slimane, comme une façon de repartir sur de nouvelles bases) a présenté sa marque éponyme le 30 septembre dernier. Pour souligner l’occasion, il n’a pas été question d’organiser un événement en grande pompe, encore moins un défilé. D’ailleurs, la Fashion Week printemps-été 2024 s’était terminée trois semaines plus tôt. Le gratin de la mode a donc dû se contenter d’un site sobre, ouvert à tous, pour voir et acheter cette première collection — ou « édition », comme la griffe préfère l’appeler — d’anthologie. Lancée à 15 h 01, heure de Londres, sur phoebephilo.com, cette édition donc, intitulée laconiquement A1, réunissait 150 vêtements et accessoires. Cinq heures plus tard, il ne restait exactement que la moitié des pièces, dont une robe en maille brodée de sequins iridescents à 19 000 $ US (environ 26 000 $ CA). Les stocks d’un collier en argent sterling dont les mailles forment le mot MUM à répétition à 4500 $ US (6000 $ CA) se sont écoulés en 8 minutes top chrono. L’univers du luxe a toujours été un univers d’exclusion, mais les prix exorbitants — un choix risqué et inhabituel pour une nouvelle marque — ont choqué même ses fidèles. Le choc est cependant vite passé, laissant visiblement place à un engouement fébrile. Il faut dire que depuis son départ de Céline, en 2017, Phoebe Philo était attendue de pied ferme par une légion de fans, « Philophiles » autoproclamés, adeptes de son style minimaliste à l’élégance indolente (ou effortless, comme on dit dans le jargon de la mode). 

Les années Chloé

Pour comprendre cette ferveur, il faut saisir celle qui déchaîne les passions. Elle est née dans la banlieue parisienne de parents anglais en 1973 (pour l’anecdote, sa mère a co-créé la pochette de l’album Aladdin Sane, de David Bowie, la même année) et a fait ses classes à la prestigieuse école de mode londonienne Central Saint Martins. Diplômée en 1996, elle rejoint la maison Chloé un an plus tard comme assistante de Stella McCartney, qui vient tout juste d’y être nommée directrice artistique. Après le départ de cette dernière, en 2001, Phoebe Philo reprend le flambeau et appose son style à la griffe. Entre féminité assumée et naturel affirmé, les vêtements Chloé charment par leur fraîcheur bohème et leurs lignes modernes et épurées. Le résultat fait mouche, les ventes explosent et, en 2004, la créatrice décroche le prix de designer de l’année aux British Fashion Awards. Un an plus tard, elle lance le sac Paddington, son premier it-bag, qui en annonce d’autres, des accessoires chéris qui provoquent l’émoi parmi les fashionistas. Susciter le désir ne s’apprend pas, mais Phoebe Philo a déjà un don inné pour capter avant l’heure ce dont les femmes ont envie.

Le succès est là, il l’auréole et l’enveloppe chaudement, mais la designer a la tête ailleurs: en 2005, enceinte de son premier enfant, elle décide de partir en congé de maternité. Dans une industrie qui est largement dominée par les hommes et valorise la course effrénée aux nouvelles tendances, c’est du jamais vu! La mode ne s’arrête pas, mais l’Anglaise n’en a que faire. La pause d’un an prend finalement des airs de départ et, en 2006, la créatrice quitte Chloé pour se consacrer entièrement à sa famille. Certaines craindraient d’être oubliées, mises de côté au profit d’un énième designer masculin, dont la présence ne semble jamais tarir, alors que les femmes nommées à la tête de la direction artistique d’une maison de luxe se comptent sur les doigts d’une seule main. Mais Phoebe Philo nage à contre-courant et incarne cette femme libre qu’elle fait défiler sur les passerelles.

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L’ère Céline

À ce moment-là, Céline est dans l’embarras. La marque a du mal à se remettre du départ de Michael Kors en 2004. Heureusement, Bernard Arnault, le grand patron de LVMH, a une idée de génie: embaucher Phoebe Philo, qui a accouché de son second bébé, en 2007. Celle-ci accepte, à condition de pouvoir travailler de Londres plutôt qu’à Paris, afin de rester proche de sa famille. Nommée directrice artistique de Céline en 2008, elle présente une première collection en juin 2009, puis un premier défilé pour le printemps-été 2010. Le style est minimaliste, franc et précis, les vêtements, impeccablement proportionnés, le nuancier, discret. À l’image de la créatrice, la party girl bohème de Chloé a grandi pour faire place à une femme forte et sophistiquée, et les critiques sont dithyrambiques.

Les saisons s’enchaînent, mais le ton est donné: les vêtements avant-gardistes imaginés par la designer ne sont pas là pour séduire, mais pour être portés, pour accompagner et vivre le quotidien, pour bousculer les codes aussi. Le style est anti-logo et anti-tendances, mais forcément dans l’air du temps, car il brille de cette aura Philo, qui affole maintenant les foules. Comme le roi Midas, la créatrice transforme tout ce qu’elle touche en or et semble être une savante gardienne du bon goût, qu’elle définit à sa guise. D’ailleurs, quand elle salue discrètement la foule en baskets Stan Smith, d’Adidas, à la fin d’un défilé, ce modèle se retrouve rapidement aux pieds de toutes les fashionistas. La designer se taille une place privilégiée, lance des it-bags à la pelle — le Classic, le Luggage, le Trapeze… — et quintuple les ventes de la griffe, de 2008 jusqu’à ce qu’elle parte, en janvier 2018. Après 10 ans de règne, l’annonce fait l’effet d’un raz-de-marée. Les « Philophiles » éplorés viennent faire leurs adieux en boutique, cherchant désespérément à mettre la main sur les derniers vêtements de l’ère Philo. Ils attendront par la suite un signe de leur guide, qui ne viendra pas. Phoebe Philo reste discrète, absente. Déjà, chez Céline, elle refusait catégoriquement toute interview. Il faut se contenter du compte Instagram @oldceline pour revoir ses créations iconiques, quand d’autres marques, comme The Row, Khaite et Victoria Beckham, tentent d’assouvir les envies de celles qui réclament un esthétisme minimaliste similaire. Depuis le départ de la designer, ses protégés — notamment Daniel Lee (d’abord chez Bottega Veneta, puis Burberry), Peter Do (aujourd’hui chez Helmut Lang) et Rok Hwang (de la marque Rokh) — ont monté en grade, même si aucun n’est arrivé à combler véritablement le vide qu’elle a laissé. 

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Nouveau départ

Le silence dure trois ans. En 2021, Phoebe Philo annonce son retour et le lancement d’une marque éponyme de vêtements et d’accessoires. Quand d’autres se seraient empressés de surfer sur le buzz de la nouvelle, la designer prend son temps. Deux ans, pour être exact, mais le résultat arrive enfin à l’automne 2023. Cette nouvelle griffe — dont LVMH, qui détient aussi Celine, possède une part minoritaire — n’échappe évidemment pas à l’esthétisme qui a permis à la créatrice d’atteindre un statut culte; au contraire, elle l’assume et le renforce pleinement. Le style Philo est bien là — notamment dans ces pantalons impeccablement coupés que l’Anglaise a toujours conçus à la perfection pour mettre les formes en valeur —, mais rien ne semble réchauffé.

A priori, c’est un véritable succès; pourtant, l’image de Phoebe Philo, qui, jusqu’ici, ne pouvait commettre aucun impair, est en train de s’effriter. Il y a déjà ces prix faramineux, qui ont pris tout le monde par surprise, mais il y a surtout des accusations de racisme, qui sont revenues sur le devant de la scène (l’industrie de la mode a une fâcheuse tendance à oublier et à pardonner ses étoiles, qu’il s’agisse de John Galliano ou de Dolce & Gabbana, mais les internautes, eux, s’en souviennent). De fait, lorsqu’elle était chez Céline, Phoebe Philo n’a fait défiler aucune mannequin noire sur la passerelle jusqu’à ce que la top Iman, cocréatrice de l’organisation National Diversity Coalition et épouse de David Bowie, l’interpelle en 2013 sur ce manque flagrant de diversité. Ce à quoi l’intéressée lui aurait répondu en privé: « Vais-je être obligée d’utiliser des mannequins noires? » Sur les passerelles de Céline, le message est en tout cas passé et, dès le printemps-été 2014, la blancheur prépondérante a laissé place à une hétérogénéité timide, qui semblait cependant plus forcée que pleinement célébrée.

Phoebe Philo semble en tout cas s’être rappelé le message d’Iman, car le casting — dont fait partie Daria Werbowy, sa mannequin fétiche depuis des années — est inclusif…, mais quelque chose manque pourtant à l’appel. « Imaginez que vous lanciez une marque en l’an de grâce 2023 sans tenir compte de la diversité des tailles », s’est exclamée Gabriella Karefa-Johnson, styliste et rédactrice mode pour le magazine Vogue, sur le réseau social X. Les vêtements — portés par des mannequins longilignes — taillent jusqu’au G, parfois jusqu’au TG uniquement, comme bien d’autres marques de luxe d’ailleurs. Pour une créatrice à l’avant-garde, qui a l’habitude de dicter les règles, ce manque flagrant de diversité corporelle pourrait finalement la rendre un peu has been… Car le risque, quand on est portée aux nues, est qu’on ne peut que tomber de haut.

gracieuseté phoebe philo