Et si ne rien faire était le seul véritable acte révolutionnaire contemporain quant aux injonctions de la surproductivité et aux nouvelles technologies conçues pour monnayer notre attention? C’est le sujet auquel s’intéresse l’artiste pluridisciplinaire américaine Jenny Odell dans son fort pertinent livre Pour une résistance oisive: ne rien faire au 21e  siècle, paru en 2021.

D’entrée de jeu, elle met la table en écrivant: « Rien n’est plus difficile que de ne rien faire. Dans un monde où notre valeur est déterminée par notre productivité, force est pour beaucoup d’entre nous de constater que les technologies dont nous faisons usage quotidiennement s’emparent ou optimisent la moindre bribe de notre temps, quand elles n’en font pas l’objet d’une manne financière. » Au fil des pages, l’autrice se demande quel sens donner au temps libre, alors que nous sommes sans cesse évalués à la mesure de notre productivité numérique ultraprenante. Elle se pose aussi des questions sur notre rapport à l’attention, notre place dans le monde et notre lien à la nature en nous invitant à un cheminement philosophique personnel qui, au final, nous donne envie de mettre KO la culture de la surperformance et de la « surstimulation », à laquelle on participe presque toutes et tous — parfois contre notre gré. Mais comment faire un pied de nez à cette culture toxique à la hauteur de nos moyens? En ne faisant rien, tout simplement, suggère Jenny Odell.

Les bienfaits de l’oisiveté (sans culpabilité)

Les Italiens le surnomment dolce far niente, les Chinois, wu wei, et les Néerlandais, niksen. L’art de ne rien faire, dont l’origine semble remonter à la nuit des temps, se vit partout sur la planète et gagne en popularité d’année en année, et constitue une sorte d’affront à la performance à outrance et à la quête généralisée de surproductivité, qui définissent notre ère. Or, si le concept n’est pas nouveau ni unique, il est bien moins superficiel et futile qu’il en a l’air. Ses bienfaits paraissent même se multiplier sans fin. Dans Le livre du niksen: les bienfaits de l’oisiveté (sans culpabilité) sur notre santé, notre créativité et notre efficacité, publié en 2020, l’autrice et journaliste polonaise Olga Mecking indique que paresser, rêvasser ou flâner, le tout sans intention particulière, auraient effectivement de grandes vertus sur notre créativité, notre aptitude à résoudre des problèmes et notre tranquillité d’esprit. Autrement dit, ne rien faire serait bon pas seulement pour notre santé physique, mais aussi pour notre santé mentale.

En plus de diminuer notre niveau de stress, se poser et se déposer peuvent avoir un impact positif sur « notre humeur, notre mémoire, notre imagination, notre capacité de concentration, notre réaction aux défis rencontrés et notre performance dans différents aspects de notre vie, dit Valérie Roy, psychoéducatrice spécialisée en santé mentale adulte. Cependant, il faut réussir à recharger nos batteries mentales sans nous sentir coupables ni avoir honte de le faire. J’aime rappeler à mes patients que lorsqu’on mange parce qu’on a faim, personne ne nous croit faible pour autant. C’est pareil pour notre santé mentale, qui a pour sa part besoin de s’alimenter et de se ressourcer en faisant le vide. »

«Les gens qui souffrent d’un épuisement personnel ou professionnel ont l’esprit — plus souvent que le corps, en réalité — complètement épuisé.»

Un autre bienfait notable des instants d’oisiveté préméditée: prévenir le burn-out. « Les gens qui souffrent d’un épuisement personnel ou professionnel ont l’esprit — plus souvent que le corps, en réalité — complètement épuisé, révèle Julie Ménard, psychologue et professeure agrégée à l’UQAM. De nos jours, on a tendance à surutiliser nos ressources cognitives au quotidien. Lorsque notre système cognitif devient surchargé, il nous le fait savoir en nous faisant vivre un épuisement. Cette idée relève de la neuropsychologie: pour recharger notre système cognitif, il faut lui permettre de s’arrêter entièrement. Laisser notre esprit juste errer sans le stimuler. » En d’autres termes, sans livre, sans télé, sans balado et, surtout, sans appareil intelligent.

Bienvenue à l’ère de l’économie de l’attention

L’économie de l’attention, c’est ainsi que l’économiste américain Herbert Simon, récipiendaire du prix Nobel d’économie en 1978, a surnommé le phénomène de la rareté et du contrôle de l’attention dans une société hyper riche en information. Tel que le décrit le chercheur et professeur suisse Yves Citton dans son ouvrage collectif L’économie de l’attention: nouvel horizon du capitalisme?, l’attention a plus que jamais une valeur. Elle est mesurée, capitalisée et échangée dans un nouveau marché « où la concurrence est féroce et où les médias de masse ont pour fonction de semer de l’information afin de moissonner de l’attention, qu’ils revendent ensuite à des annonceurs publicitaires ». Il n’est alors pas étonnant que le capitalisme moderne pousse les entreprises à déployer tous les moyens pour retenir notre attention sur nos appareils intelligents, notamment par les médias sociaux — desquels il peut être très difficile, voire pratiquement impossible pour certains, de décrocher. On l’aura compris: c’est voulu.

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Pas si facile, se déposer

« Le cerveau humain a beaucoup de difficulté à se mettre à off, avance la psychologue et conférencière Lucie Vézina, spécialisée en optimisation d’impact relationnel. C’est pourquoi beaucoup de personnes abandonnent vite l’idée de méditer. Elles n’arrivent pas à ne penser à rien, ou alors elles redoutent — consciemment ou pas — de se retrouver seules avec leurs pensées. Je préfère renommer ce concept “l’art de ralentir” et plutôt voir ça comme une appréciation du moment présent et une conscientisation de chaque geste, de chaque pensée. »

La psychologue Stéphanie Léonard abonde dans ce sens: « C’est presque impossible d’appuyer totalement sur pause sans stresser. On est conditionnés depuis notre naissance à ne jamais nous arrêter. C’est donc normal de considérer ces temps d’arrêt comme quelque chose d’inconfortable, d’ardu et de culpabilisant, voire une perte de temps. On peut vite en venir à nous demander pourquoi on se poserait pour ne rien faire quand notre liste de tâches à accomplir déborde. » Mais la spécialiste le concède: jamais auparavant n’a-t-on vu d’aussi hauts niveaux de stress, d’anxiété et d’épuisement dans la société. Ça vaut donc la peine d’apprivoiser l’art de ne rien faire en le percevant comme un apprentissage… essentiel. « L’idéal, c’est d’inscrire ces moments dans notre agenda, en plein milieu de la journée ou de la soirée et pas qu’après avoir réalisé toutes nos obligations; et de les voir comme un rendez-vous important qu’on ne peut pas annuler ni déplacer. On peut commencer par cinq minutes par jour — la fréquence, la constance et la récurrence sont ici très importantes — et augmenter la durée de ces instants d’arrêt au fil du temps. » Il n’y a pas de méthode ni de résultat universel; l’objectif, c’est de se détendre totalement, dans le plaisir.

Toutes les professionnelles de la santé interviewées s’entendent pour le dire: plus souvent on pratiquera l’art de se poser, plus on en ressentira les bienfaits. Et mieux on se connaîtra sur un nouveau plan d’intimité émotionnelle, selon l’autrice et mentor en méditation et en pleine conscience Dawn Mauricio. Cette professeure de méditation bouddhiste soutient « qu’à une époque où on est constamment “surstimulés” et débordés, il est primordial de nous reconnecter à nous-mêmes et de nous offrir du repos, de l’amour et de la compassion, en nous coupant de toutes les distractions qui nous entourent. Savoir exactement ce qui se passe dans notre cœur et dans notre esprit en prenant le temps de vivre nos émotions et de recharger notre énergie, tout ça en étant dans le moment présent, demeure le plus sain moyen de nous rebeller contre notre société capitaliste. » Et n’est-ce pas là une bien noble tâche à ajouter à notre to-do list infinie?

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