Il n’existe pas de données précises sur le nombre de personnes en situation d’itinérance au Québec. Les rares initiatives visant à les dénombrer concernent exclusivement l’itinérance dite visible, qui ne constitue pourtant qu’une facette d’un problème bien plus important. Quant à la forme d’itinérance qui touche les femmes, nos quatre expertes l’affirment sans équivoque: celle qui est la plus répandue est celle qu’on ne voit pas.

CACHER SA VULNÉRABILITÉ

Par itinérance cachée, dit Léonie Couture, la présidente, fondatrice et directrice générale de l’organisme La rue des Femmes, on entend, par exemple, une femme qui squatte le divan d’une personne ou d’un membre de sa famille, qui endure la cohabitation avec quelqu’un (souvent en échange de faveurs sexuelles) ou qui reste dans une relation toxique ou violente pour ne pas être dans la rue. «C’est aussi une femme dont la situation est très précaire, ajoute-t-elle, c’est-à-dire qui consacre la majorité de son revenu à payer son logement et qui n’a plus d’argent pour les autres nécessités de la vie.»

L’intervenante de proximité Annie Archambault affirme que dans les médias et la culture populaire, l’accent est principalement mis sur l’itinérance visible, et que la forme d’itinérance que vivent les femmes (ainsi que les jeunes et les personnes de la communauté LGBTQIA2+) passe presque entièrement sous le radar. Elle a déjà elle-même vécu dans la rue et, aujourd’hui, elle partage des vidéos destinées à éduquer et à sensibiliser les internautes sur la question, et ses comptes Instagram et TikTok (@surleborddelaligne) sont suivis par près de 100 000 abonnés. Elle souligne que les femmes et les personnes marginalisées, déjà vulnérables, ne peuvent pas laisser paraître qu’elles n’ont nulle part où aller. Et on se retrouve rarement dans la rue du jour au lendemain. «Personne ne va vivre un drame, tout perdre et aller immédiatement quêter sur Sainte-Cath, lance-t-elle à la blague. Moi, j’ai vécu quatre ans en itinérance cachée. Je passais toute la nuit au McDonald’s, avec mon iPad, en tentant de ne pas attirer l’attention; j’allais à la bibliothèque durant la journée, je faisais semblant de lire; et j’allais faire une petite sieste au parc dans l’après-midi.»

«55% des contraventions remises au Québec, incluant toutes les infractions au code de la route, sont données à des personnes en situation d’itinérance, qui représentent 1 % de la population.»

MADAME TOUT-LE-MONDE

«La femme itinérante, c’est une citoyenne comme on en connaît tous», affirme Sophie Noreau, infirmière clinicienne et copropriétaire du complexe de maisons de chambres Chez Lise, à Longueuil. L’itinérance, selon elle, a beaucoup évolué ces dernières années avec la crise du logement et la vague de réno-évictions qui fait rage dans les grands centres. «On rencontre encore beaucoup de personnes aux prises avec des problèmes de santé mentale et de toxicomanie, mais on voit aussi de jeunes familles qui dorment dans leur voiture parce qu’elles ont perdu leur appartement et qu’elles n’arrivent pas à en trouver un autre.»

Au Québec — et plus particulièrement dans la région métropolitaine —, une personne qui travaille à temps plein au salaire minimum ne gagne pas assez d’argent pour se sortir de la pauvreté, et il suffira parfois de quelques imprévus pour faire basculer une personne ou une famille dans l’itinérance. On pense notamment aux femmes qui s’échappent d’une situation de violence conjugale, après avoir été pendant des années isolées de leur entourage par leur conjoint, ou aux femmes autochtones, venues à Montréal pour recevoir des services essentiels qui ne sont pas offerts dans leur communauté, puis qui sont abandonnées à elles-mêmes.

«Les femmes autochtones viennent ici chercher une vie meilleure», dit Na’kuset, directrice générale du Native Women’s Shelter of Montreal depuis plus de 20 ans et originaire de la nation crie du Traité no 6 à Lac La Ronge, en Saskatchewan. «Elles viennent pour parfaire leur éducation, trouver un travail ou un logement abordable. Malheureusement, une fois sur place, elles passent trop souvent entre les mailles du filet.»

LA CASE DÉPART

«Alors, quand on a tout perdu et qu’on ne reçoit aucune aide de notre entourage, par où commence-t-on pour se rebâtir?», se demande Sophie Noreau. Elle rappelle que pour faire une demande d’aide sociale après avoir perdu son emploi, il faut fournir une adresse. Et puis, si on n’a pas de preuve de revenu, on ne peut pas se trouver de logement. Et pour se trouver un emploi? Il faut préparer un CV et soigner son apparence, le tout sans avoir accès à des installations sanitaires, sans argent pour se procurer des produits d’hygiène menstruelle ou des médicaments, et sans savoir où on va dormir le soir. Complexe et angoissant. L’infirmière ajoute que la santé physique des personnes qui vivent dans la rue se détériore rapidement. «Si tu dois prendre de l’insuline tous les jours et que tu n’as pas de frigo pour la conserver, tu vas arrêter de la prendre. Si ta glycémie monte en flèche, tu ne peux rien faire; et si elle chute, tu n’as rien à manger pour la faire remonter. Tu perds ta carte de la RAMQ? Ça coûte 18 $ pour faire refaire une photo. Tu perds ton dentier? Tes chances de te trouver un emploi viennent de diminuer encore plus. Des obstacles, quand on est pauvre, il y en a plein.»

Léonie Couture déplore pour sa part que l’information véhiculée sur l’itinérance, qui met principalement l’accent sur les problèmes de santé mentale, de toxicomanie et de mésadaptation sociale, présente la personne itinérante comme étant la source du problème et fait abstraction de sa souffrance. «Les gens ne comprennent pas que derrière les comportements dérangeants, il y a énormément de douleur liée à un stress post-traumatique. Les femmes en état d’itinérance sont issues de toutes les classes sociales. Certaines ont été cheffes d’entreprise, infirmières, fleuristes, mais elles ont en commun d’avoir vécu des violences innommables.»

En d’autres mots: se sortir de l’itinérance est loin — très loin — d’être une simple question de volonté.

«Les gens ne comprennent pas que derrière les comportements dérangeants, il y a énormément de douleur liée à un stress post-traumatique. Les femmes en état d’itinérance sont issues de toutes les classes sociales. Certaines ont été cheffes d’entreprise, infirmières, fleuristes, mais elles ont en commun d’avoir vécu des violences innommables.»

LES FAILLES DU SYSTÈME

La vie dans la rue comporte son lot de dangers: vol d’objets personnels, agressions sexuelles, faim, difficulté à se procurer les substances — légales ou illégales — dont on fait un usage quotidien et manque d’accès à une infinité d’autres ressources essentielles. Et pour cette population, qui cumule souvent plus d’une identité marginalisée, le système constitue également une menace en soi: profilage racial et social, harcèlement de la part des policiers et des instances municipales, et discriminations de toutes sortes font partie de son quotidien.

Les femmes et les enfants autochtones, affirme Na’kuset, subissent énormément de racisme systémique. Elle cite deux exemples qui marquent l’imaginaire. D’abord, la tristement célèbre histoire de Joyce Echaquan, une mère atikamekw de 37 ans qui a enregistré avec son téléphone les insultes et les propos racistes que des membres du personnel de l’hôpital de Joliette ont proférés à son égard peu de temps avant qu’elle meure dans cet hôpital, faute de soins adéquats, le 28 septembre 2020. Puis, cette troublante statistique : «Les Autochtones sont 11 fois plus susceptibles d’être victimes de profilage racial de la part de la police. C’est 11 fois plus que les personnes de toute autre nationalité», dit Na’kuset.

Dans une vidéo publiée sur TikTok, Annie Archambault nous apprend que 55 % des contraventions remises au Québec, incluant toutes les infractions au Code de la route, sont données à des personnes en situation d’itinérance, qui représentent 1 % de la population. «Quelqu’un qui est en psychose, qui n’a pas de maison ou qui est suicidaire, ce n’est pas un criminel, dit Annie Archambault. Mais comme il n’existe aucun service d’urgence pour ce type de situation, les gens appellent la police quand ils croient que quelqu’un a besoin d’aide. Mais la police n’est pas la bonne ressource pour effectuer ce genre d’intervention; de plus, en intervenant ainsi — pour redorer son image —, elle enlève de l’argent à des organismes qui font ça depuis 30 ans. Il vaudrait mieux, selon moi, investir dans un “9-1-1” pour les urgences psychosociales.»

Les femmes en état d’itinérance n’ont pas seulement besoin d’un toit et de nourriture. Comme le rappelle Léonie Couture, elles ont besoin d’être accueillies, de se sentir en sécurité et de recevoir des soins. Et elles ont aussi besoin de compassion.

COMMENT FAIRE ŒUVRE UTILE?

Aux personnes qui auraient envie de mettre la main à la pâte, Sophie Noreau conseille de s’adresser au CENTRE D’ACTION BÉNÉVOLE de leur région. Celui-ci pourra les diriger vers les organismes communautaires locaux qui ont des besoins urgents et assurer ainsi une bonne répartition des ressources. «Ces organismes, qui sont malheureusement très sous-financés, font un travail tellement important.» fcabq.org

Il y a plus d’une façon de faire œuvre utile. Sophie Noreau pense notamment aux propriétaires qui acceptent d’accueillir des locataires qui n’ont pas nécessairement le profil idéal. «Les gens peuvent changer, assure-t-elle; je le vois tous les jours! Tout le monde a droit à un toit, mais aussi à une seconde chance.»

Na’kuset nous rappelle que chaque année, à la fin du printemps, le NATIVE WOMEN’S SHELTER organise la marche Spirit Walk pour recueillir des fonds destinés à offrir aux femmes autochtones et à leurs enfants l’accès à une retraite de guérison où elles peuvent se ressourcer, recevoir des soins et suivre des ateliers en compagnie d’autres membres de leur communauté, avant de revenir affronter les nombreux défis de leur quotidien. NWSM.INFO

Annie Archambault souligne le travail exceptionnel de la MAISON PASSAGES, à Montréal, qui héberge et soutient les femmes cis et trans âgées de 18 à 30 ans, et à qui on peut donner du temps, de l’argent et des biens divers. «C’est un endroit tout petit et chaleureux, et c’est grâce aux femmes qui y travaillent et à leur programme de logement que je me suis sortie de la rue.» maisonpassages.com

LA RUE DES FEMMES coordonne la collecte de dons, l’organisation d’activités de financement et l’engagement des bénévoles par l’entremise de sa plateforme en ligne, Les étincelles du cœur. jedonneenligne.org, laruedesfemmes.org

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