Au printemps 2020, j’ai englouti les 76 épisodes de la télésérie Le chalet en 3 semaines. Pas seulement parce que j’avais beaucoup de temps libre, mais parce que je sentais mon cœur battre TRÈS fort chaque fois que je voyais les amoureux Francis et Will à l’écran. Pour une rare fois, j’avais l’impression d’être représenté à la télévision québécoise en tant que personne LGBTQIA+, environ 20 ans après avoir regardé la série Queer as Folk en cachette dans le sous-sol, chez mes parents.

Premier arrêt: Félix-Antoine Tremblay, l’interprète de Francis dans Le chalet. Au téléphone, il m’explique que je suis loin d’être le seul téléspectateur à avoir été soufflé par la présence et l’émancipation lumineuse de son personnage. «Des jeunes en quête d’identité m’ont écrit que Francis les avait aidés à faire leur coming out, et des proches de personnes LGBTQIA+ dans le placard m’ont raconté que l’émission avait permis à leurs amis de s’identifier. J’attribue cette réussite à la sensibilité des créateurs et des diffuseurs.» 

Ironiquement, le comédien homosexuel a encore du mal, lui aussi, à se retrouver dans la télé québécoise. «Beaucoup d’efforts sont faits pour favoriser l’inclusion dans nos téléséries, mais ça ne devrait pas vouloir dire de stigmatiser la diversité et d’écrire sur un gros carton jaune fluo: “Nous avons nos homos et nos Noirs; merci, bonsoir!” Il faut faire preuve de cohésion et apporter des nuances.»

Pour ce faire, il prône la création de personnages LGBTQIA+ qui ne se résument pas à leur marginalité. «C’est important de parler de cette différence, mais elle n’a pas besoin d’être toujours au premier plan. Des personnages comme Francis sont riches et complexes. C’est ça qu’on veut voir.»

À la fin de notre conversation, il me dit rêver d’être engagé pour interpréter un personnage dont il ne connaîtrait pas l’orientation sexuelle à la lecture du scénario. Sa réflexion me décide à creuser du côté des scénaristes.

Le père de Joël Cusson

Deuxième arrêt: Richard Blaimert, à qui l’on doit la série Cover Girl sur l’univers des drag queens (en 2005, quand même!), et plusieurs personnages gais dans Les hauts et les bas de Sophie Paquin, Nouvelle adresse et Watatatow.

D’entrée de jeu, il m’explique que la représentation des personnages LGBTQIA+ au Québec est complexe. «Depuis Cover Girl, les règles de financement ont changé. Maintenant, il faut proposer des projets en s’assurant de rejoindre un large auditoire. Pendant ce temps, aux États-Unis, c’est l’âge d’or des personnages LGBTQIA+!» Il fait remarquer l’absence totale de tabous dans des séries comme Generation et Search Party, qu’il explique par le fait que les diffuseurs américains ont une latitude bien plus grande que les diffuseurs d’ici. «Ils peuvent se permettre de produire des shows nichés qui rejoignent un petit public, qu’ils vont pouvoir exporter en Australie, au Royaume-Uni et partout dans le monde.» 

Lorsque je réponds que Féminin / Féminin, la websérie de Chloé Robichaud sur un groupe d’amies lesbiennes, a récolté un million de vues par épisode, après avoir été refusée par les diffuseurs généralistes québécois, il préfère nuancer. «Le web permet effectivement de se rendre ailleurs dans le monde, mais j’ai l’impression qu’on est encore limité par le français. En France, le public ne connaît pas les séries québécoises, et vice versa, sauf pour de rares exceptions.»

Il enchaîne en disant qu’il voit toutefois une évolution majeure. «Au début des années 1990, j’ai créé Joël Cusson, le personnage qu’interprète Serge Postigo dans Watatatow. Dès que j’ai abordé son homosexualité, on m’a demandé de passer à un autre appel, alors qu’on n’aurait jamais dit ça pour un hétéro, qui vit lui aussi plein de choses différentes. Aujourd’hui, on est ailleurs. Je mets sur pied une série LGBTQIA+, et l’ouverture est formidable.»

Alors, on réfléchit ensemble aux personnages LGBTQIA+ de la télévision québécoise actuelle: les femmes dans Unité 9; les amoureux et la femme trans dans Une autre histoire; Ginette, le personnage qu’incarne Linda Sorgini dans Au secours de Béatrice, qui, dans la cinquantaine, vit une première histoire d’amour lesbien. Plusieurs bons exemples, mais rien de révolutionnaire en la matière.

Deux par deux production Féminin / Féminin

Une partie de la distribution de la websérie Féminin / Féminin.

Faire éclater les codes!

Devant un pareil constat, j’ai envie d’approfondir la discussion. Troisième arrêt: Valérie Bah, cinéaste et auteur.e, qui se dit souvent laissé.e sur sa faim par la télé d’ici. «Selon moi, la série Féminin / Féminin montrait un univers queer montréalais, quoique très blanc, qui se démarquait de l’hégémonie straight, mais la plupart du temps, la représentation queer et trans est déployée de manière paresseuse dans les séries québécoises.»

Un des problèmes en cause à ses yeux: le conservatisme des diffuseurs. «Au Canada, on est 20 ans en retard! Une série sur une personne queer ou racisée peut être sublime, mais si elle ne plaît pas à Manon de Trois-Rivières, elle risque de ne pas décoller. J’observe encore beaucoup de rigidité dans la programmation.»

Cette rigidité se traduit dans les codes et les perspectives narratives. Valérie Bah illustre son propos en présentant la quête d’un personnage dominant (le plus souvent un homme blanc, hétérosexuel, cisgenre), qui rencontre plusieurs personnages secondaires au cours de son évolution. «Depuis des années, la théorie féministe vient défier cette structure. On analyse le nombre de personnages féminins dans un projet et la teneur de leurs dialogues pour savoir si ce que les femmes disent ne concerne pas seulement leurs relations avec les personnages masculins. On peut faire la même chose avec les personnages de couleur et queer.»

Bien que la multiplication des points de vue puisse atténuer l’impression de hiérarchie – en faveur du héros traditionnel – qui se dégage des œuvres, Valérie Bah croit qu’il faut aussi renouveler les arcs narratifs. «Quand on voit des personnages LGBTQIA+ à la télévision, j’ai le sentiment qu’on leur impose le même parcours de vie que les personnages hétérosexuels: mariage, enfants, vie en banlieue. On aurait intérêt à multiplier les choix de vie et les structures familiales, plutôt que d’effacer les possibilités que peuvent offrir nos identités.»

Une télé pour éduquer la majorité?

L’argument de Valérie Bah sur les arcs narratifs m’ouvre de nouvelles avenues, et je sens le besoin d’aller plus loin dans la théorie. Dernier arrêt: Stéfany Boisvert, professeure à l’École des médias de l’UQAM.

Son constat est clair: la télé québécoise fait mieux en quantité qu’en qualité. «On intègre beaucoup plus de personnages LGBTQIA+, mais ils restent en majorité cantonnés aux rôles secondaires. Très souvent, le personnage queer sera le seul à représenter la diversité sexuelle et de genre dans la série. Il aura moins de dimension que les autres personnages, et sera donc moins nuancé.»

Elle précise cependant qu’on aurait tort de croire que les États-Unis font toujours mieux. «Les chaînes généralistes américaines offrent habituellement des séries où il y a peu de personnages LGBTQIA+, et ils sont souvent secondaires, eux aussi. Donc, les téléspectateurs plus fermés d’esprit seront peu en contact avec des personnages issus de la diversité.»

En ce qui a trait aux personnages trans, la professeure constate que les artisans de la télé mettent beaucoup l’accent sur leur allure physique. «On se concentre sur certaines parties de leur corps pour montrer qu’ils ne se conforment pas aux attentes corporelles des personnes cisgenres. On les objectifie.»

Elle remarque aussi que les créateurs se focalisent sur les récits de transition. «C’est comme si les scénaristes ne reconnaissaient pas que les personnes trans sont multidimensionnelles. Une fois qu’on a raconté la découverte identitaire ou la transition du personnage trans, on le fait rapidement disparaître, comme si on ne trouvait pas d’autre moyen de l’inclure dans l’histoire.»

Stéfany Boisvert affirme qu’on produit des séries qui s’adressent à un public homogène: blanc, hétérosexuel, cisgenre. «On construit des histoires de manière à répondre aux attentes de ce public afin de l’éduquer. Quand on parle de personnages trans, on tient pour acquis que les téléspectateurs ne sont pas très au fait de la transidentité, alors on raconte une histoire pour les informer et s’assurer qu’ils comprennent avant de tourner la page.»

Évidemment, la télévision québécoise ne nous livre plus de personnages comme celui de Christian Lalancette (André Montmorency), l’homosexuel ultra stéréotypé dans Chez Denise. Les téléspectateurs sont de moins en moins nombreux à sourciller en voyant des personnes de même sexe se donner des preuves d’affection, contrairement à l’époque du téléroman Le Paradis terrestre, qui a été annulé dans les années 1970 après la diffusion d’une scène dans laquelle deux hommes se tenaient la main dans un ascenseur. N’empêche. Les personnages LGBTQIA+ complexes et nuancés sont encore rares à la télévision québécoise. «Tant et aussi longtemps qu’on ne proposera pas plus de personnages de la diversité, on va contribuer à les isoler, à les marginaliser et à ne pas les présenter comme des personnes complexes», conclut Stéfany Boisvert. 

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