Le tourisme était, jadis, une expérience luxueuse réservée à une mince et exclusive tranche de la population. Aujourd’hui, prendre l’avion pour découvrir le monde est devenu la norme dans les sociétés occidentales. Pour le meilleur et pour le pire, le tourisme s’est démocratisé jusqu’à faire partie intégrante de la vie des gens de la classe moyenne. Les échanges culturels nous ont enrichis, les horizons se sont élargis, mais à quel prix pour la planète? En 2024, peut-on partir en voyage la conscience tranquille? 

L’ÉLÉPHANT DANS LA PIÈCE

Avec la crise climatique en trame de fond, de nombreuses personnes se questionnent sur le coût environnemental de leurs voyages à l’étranger. Marie-Julie Gagnon, autrice du livre Voyager mieux: est-ce vraiment possible?, a décortiqué les mille et une nuances touchant le voyage responsable. D’abord, ce concept existe-t-il vraiment? Sans surprise, les experts s’entendent pour dire que la chose la plus écoresponsable est… de rester chez soi. 

Mais comme ce n’est pas demain la veille qu’on convaincra tout le monde de remiser leurs valises, elle nuance son propos. «Le voyage écoresponsable n’existe peut-être pas, mais on peut certainement voyager de manière plus consciente.» Alors, comment fait-on pour être un meilleur explorateur du monde? Toujours selon l’autrice, l’avion n’est pas le seul ennemi de l’environnement: nos gestes quotidiens affectent aussi — et probablement plus! — notre empreinte carbone. «Selon les experts que j’ai interviewés, chaque être humain dispose d’un “budget” de deux tonnes de carbone par année. L’idée est de déterminer nos priorités, comme pour un budget financier. En sachant qu’un seul aller-retour à Paris équivaut à environ 1,5 tonne, on sait qu’on devra réduire ailleurs. Quand on excède ce seuil, on peut verser des crédits compensatoires de carbone.» 

Les crédits carbone sont une façon pour les individus, les entreprises et les gouvernements de se racheter pour leurs émissions de gaz à effet de serre. Par exemple, on peut compenser les émissions de carbone de notre vol Paris-Montréal en augmentant de quelques dollars le prix de notre billet, lesquels seront ensuite versés à des organismes qui plantent des arbres. Même si ces crédits sont présentés comme une façon accessible et facile de réduire notre empreinte carbone, ils ne font pas l’unanimité. Dans l’introduction du guide concernant les crédits carbone, créé par la Fondation David Suzuki, on peut lire: «Notre compréhension des compensations et des crédits carbone a beaucoup évolué en fonction des engagements internationaux en matière de climat, des dernières données scientifiques sur le climat et de l’accélération de l’urgence climatique. À l’heure actuelle, nous ne recommandons pas les programmes de compensation ou de crédit carbone comme outils efficaces de réduction du carbone.» 

«Le voyage écoresponsable n’existe peut-être pas, mais on peut certainement voyager de manière plus consciente.»

VOYAGER MOINS, MAIS MIEUX

«J’aime l’idée de voyager moins souvent, plus longtemps, et de le voir comme un grand privilège», dit Anthony Côté Leduc, responsable des relations médias pour Équiterre. Rodolphe Christin, sociologue et auteur de plusieurs essais sur le sujet, ajoute: «Un retour vers la rareté est peut-être la seule manière de rendre le voyage un peu plus acceptable d’un point de vue écologique.» Il doute cependant que les masses adoptent ce genre de comportement aisément, alors que le tourisme explose. Une étude de l’Organisation mondiale du tourisme estimait que les émissions de carbone liées au transport augmenteraient de 25 % de 2016 à 2030 — et on est certainement en train de lui donner raison.

Les agences de voyages et les compagnies aériennes semblent toutefois avoir compris le message: les gens souhaitent des propositions durables. En tant que journaliste voyage, Marie-Julie Gagnon est la première à témoigner de cette prise de conscience. Des initiatives écoresponsables apparaissent partout sur la planète: les tout-inclus axés sur le développement des communautés locales, les écohôtels qui tentent de limiter leur empreinte et la montée en flèche des circuits agrotouristiques. Anthony Côté-Leduc souligne toutefois l’importance de ne pas tomber dans le piège de l’écoblanchiment, qui est malheureusement très difficile à éviter. «Quand on voit une industrie polluante se mettre à parler de carboneutralité, c’est un drapeau rouge qui se lève. C’est notre devoir, quand on veut voyager de façon responsable, d’aller plus loin que les slogans, de chercher à savoir comment les mesures annoncées sont mises en place.»

Marie-Julie Gagnon consacre d’ailleurs une partie de son livre à cet aspect et en arrive à la même conclusion. «On a besoin que les entreprises communiquent leurs bons coups pour qu’on puisse faire des choix éclairés, mais il reste difficile de séparer le bon grain de l’ivraie. Par exemple, les compagnies de croisières sont des reines dans l’art de tartiner leurs communications de belles paroles. Mais gardons en tête qu’aujourd’hui, un gigapaquebot peut difficilement offrir des solutions permettant de diminuer son empreinte carbone. Il faut apprendre à aiguiser son sens critique et ne pas hésiter à poser des questions, peu importe le type de voyage qu’on s’apprête à faire.» 

De plus, le coût environnemental d’un voyage ne s’arrête pas à nos vols. L’ensemble de nos déplacements et de nos gestes durant notre périple doit être pris en considération. Éviter les endroits qui souffrent de surtourisme ou voyager en basse saison peuvent diminuer l’impact de notre présence. Une fois sur place, dépenser nos sous dans des commerces locaux et prendre les transports en commun au lieu de louer une voiture sont des solutions efficaces relativement faciles à adopter.

Toms Rits, Unsplash

JE VOYAGE, DONC J’EXISTE

Selon Rodolphe Christin, auteur des livres La vraie vie est ici et Manuel de l’antitourisme, un bon point de départ si l’on veut réduire la fréquence de nos déplacements planétaires est de se demander quelle est la motivation profonde de nos voyages. Pour ce faire, il faut d’abord établir la distinction entre voyage et tourisme. «Le voyage implique une distance, un exil, tandis que le tourisme implique de se mouvoir dans des infrastructures aménagées pour maintenir un certain degré de confort et réduire les imprévus qui, autrefois, caractérisaient ledit voyage.» Dans ses livres, il déplore le fait que l’essor de l’industrie touristique se fasse au détriment d’une réelle évasion, d’un voyage qui nous amène à la rencontre de l’autre, loin de toute mise en scène et de rapports marchands.

«Au départ, c’était original de partir en voyage. Maintenant, c’est bien vu dans toutes les couches de la société. Ceux qui ne partent pas sont malheureux. On ne peut plus simplement être en vacances; il faut partir», fait-il observer. En effet, quand voyager commence à être routinier, c’est peut-être le signe qu’il faut ralentir. Ralentir pour ressentir à nouveau le bonheur de la rareté, pour prendre la pleine mesure de notre privilège.

Il est vrai qu’il existe une pression sociale autour du voyage. On a beau valoriser de plus en plus les staycations (les vacances à la maison), mais dire qu’on passe ses vacances à profiter de sa propre ville, ça n’a pas le même effet que d’annoncer qu’on va se faire dorer sous le soleil d’une destination exotique. Anthony Côté-Leduc a une réflexion similaire: «J’ai l’impression que le voyage, comme bien d’autres produits de consommation, est présenté comme un symbole de réussite. On veut voir des endroits intéressants, vivre des expériences intéressantes et même, peut-être, devenir des gens plus intéressants. Mais est-ce que c’est vraiment ce qui arrive quand on voyage? Est-ce qu’on fait tout ça réellement pour nous ou pour ce que ça projette comme image?» Des interrogations qui n’ont rien de banal, à l’ère des mises en scène touristiques et des partages sur Instagram.

«Un retour vers la rareté est peut-être la seule manière de rendre le voyage un peu plus acceptable d’un point de vue écologique.»

Rodolphe Christin n’a pas peur des mots lorsqu’il évoque la dimension narcissique du voyage. «Avec les médias sociaux, nous sommes tous devenus les agents publicitaires de l’industrie touristique. Bien souvent, il faut montrer aux autres que notre voyage est réussi, qu’on est vraiment chanceux, qu’on peut exister comme il est bien vu d’exister.» Marie-Julie Gagnon observe le même phénomène. «J’ai vu comment l’arrivée d’Instagram a bouleversé notre manière de vivre le voyage. Parfois, c’est comme si la planète était un décor pour mettre en valeur les touristes. Des gens veulent aller faire la même photo que quelqu’un d’autre. Tous ces GES pour une photo et souvent dans des lieux surfréquentés. Ça cause de grands dommages environnementaux.» 

Voyage-t-on pour le gram? La réponse n’est pas tranchée au couteau, mais on doit avouer que les médias sociaux pèsent dans la balance. Soit on s’est laissé influencer par une destination après avoir vu quelques belles stories, soit on a participé nous-mêmes au mirage en truquant un moment capté sur photo et en le partageant sur les réseaux sociaux. On a pris le bon angle, pour rendre l’eau plus bleue, pour cacher la horde de touristes derrière et les poubelles qui débordent. Publier avec plus d’authenticité ne réduira probablement pas le coût environnemental de nos vacances, mais pourrait diminuer la pression sociale associée au tourisme international, et aider ainsi les gens à voyager moins, mais mieux. De plus, ces plateformes peuvent être une source d’information utile quand vient le temps de bâtir un itinéraire axé sur l’écotourisme.

ÉVASION ET PRIVILÈGE

Tous les experts interrogés sont du même avis : il faut viser la sobriété dans toutes les sphères de notre vie — tourisme inclus! L’industrie touristique n’est pas responsable à elle seule de la crise climatique. Éviter la mode éphémère, réduire (ou cesser!) nos commandes en ligne, notre consommation de viande, nos déplacements en voiture : ces gestes concrets peuvent tous contribuer à réduire notre empreinte carbone. Nous devons également accepter de ne pas pouvoir être parfaits. Après tout, vivre implique d’émettre des GES. L’idée est donc de faire de son mieux et d’opter pour des solutions en accord avec nos valeurs, nos limites. «On peut commencer par ne pas prendre l’avion 10 fois par année, faire les courtes distances en utilisant d’autres moyens de transport, etc. Le slow travel est aussi une bonne habitude à prendre, une fois à destination», souligne Anthony Côté-Leduc. 

Il émet l’hypothèse que réfléchir à des façons de voyager plus responsables est une manière de ne pas remettre en cause la société de croissance, car on ne se demande pas comment arrêter de voyager ni comment voyager moins. Probablement parce qu’il est coûteux, d’un point de vue humain, de renoncer à tous les bienfaits de ce loisir. «On a une responsabilité. On sait aujourd’hui qu’on cause des problèmes, mais nous ne sommes pas les premiers à en subir les conséquences. On commence à parler de migration climatique, ce qui viendra certainement bouleverser le monde du tourisme.» On l’oublie, mais le voyage est aussi politique. Il est réservé à des gens qui ont certains avantages sociodémographiques : tous les passeports ne sont pas équivalents, et les devises ne le sont pas non plus. 

Devant toutes ces nuances, un examen de conscience s’impose. La chose à faire est indéniablement de voyager près de chez soi, d’éviter l’avion le plus possible et de réduire notre consommation en général. « Décroissance » est le mot clé. Cela dit, comment imposer à ceux qui n’ont pas encore eu le temps ou la chance de voir le monde de renoncer à ses beautés, alors que nous sommes si nombreux à en avoir profité? Une épineuse question, qui n’a pas fini de faire jaser…

Qu’est-ce que le slow travel?

Le slow travel, ou « voyage lent », découle du mouvement slow food, né en Italie dans les années 1980. L’idée est de promouvoir un rythme de découverte plus lent, pour profiter pleinement de notre destination. Sans être la solution parfaite, cette façon de voyager permet de mieux s’imprégner de la culture d’accueil tout en encourageant une exploration à plus petite échelle, grâce à des transports légers, une fois sur place. Ainsi, l’empreinte carbone du voyage sera diminuée.

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