Devant la démineuse Dalal s’étend une mer de drapeaux rouges et de bombes prêtes à exploser. Ses pieds restent immobiles pendant que ses bras font voler le détecteur de métal à quelques centimètres au-dessus d’un sol aride… et dangereux. Au moindre bruit, elle s’agenouille pour balayer délicatement le sable à l’aide d’une longue tige métallique. «La première fois que j’ai découvert une mine artisanale, mon cœur battait très fort et mes jambes tremblaient. Mais je me suis ressaisie», raconte la jeune Irakienne de 25 ans.

C’est le poing levé — et les ongles couleur framboise — que Dalal doit signaler sa découverte au chef d’équipe. Comme si, chaque fois, elle se félicitait aussi d’avoir fracassé un plafond de verre. Car en Irak, 9 femmes sur 10 restent à la maison. «Nous avons commencé à former les femmes en 2020 à leur demande», explique la responsable du contrôle de la qualité au Service de la lutte antimines des Nations Unies (UNMAS), Majd Abd Alhadi. Le quart des postes de démineurs sont désormais occupés par des Irakiennes. «Elles sont plus minutieuses et donc meilleures que les hommes», me chuchote-t-elle, un sourire en coin.

En pleine tempête de sable, Dalal et ses collègues travaillent dans les champs de Tel Kaif, en banlieue de Mossoul, ancien fief du groupe armé État islamique (EI). «Cette zone était une ligne de défense pour l’EI. On y trouve donc beaucoup d’engins explosifs très complexes», explique le chef d’équipe et ancien général de l’armée irakienne, Omar Fatih. L’Irak est l’un des pays les plus minés au monde, depuis qu’il a connu la guerre contre l’Iran dans les années 1980, la guerre du Golfe en 1990-1991 et l’invasion américaine en 2003. Puis, comble de l’horreur, le groupe État islamique y a installé une partie de son califat en 2014. Ces mines conçues pour tuer sont enfouies sous terre et sont réparties sur une superficie d’au moins 2850 kilomètres carrés, d’après l’estimation de l’UNMAS. 

Dalal et son équipe de démineuses sont au travail dans un champ truffé de mines près de Mossoul, en Irak.

Dalal et son équipe de démineuses sont au travail dans un champ truffé de mines près de Mossoul, en Irak. Julie Astoul

Faire le ménage

Assise sous une bâche, Rahma, elle aussi démineuse, raconte avoir travaillé avec des enfants dans un camp de déplacés. Elle avait organisé un atelier pour leur apprendre à compter. «J’avais prévu leur enseigner le calcul en utilisant les parties du corps, comme les doigts et les orteils. Je ne savais pas que plusieurs élèves avaient perdu un bras ou une jambe après avoir marché sur une charge explosive. J’ai dû rapidement trouver une nouvelle idée. Ça m’a bouleversée», se remémore-t-elle. Un choc qui lui donne au quotidien le courage de faire le grand ménage des explosifs que les terroristes ont laissés derrière eux.

De l’autre côté d’une grande plaine où peu de gens oseraient s’aventurer, les familles du hameau de Hassan Jelad ont toutes un drame à raconter. Nous faisons un détour par la route pour rencontrer Leyla, qui a neuf enfants. L’un de ses garçons a été blessé à un bras et à une épaule par les éclats d’une bombe. «Dieu merci, il a survécu. Les mines ont aussi tué une trentaine de bêtes au cours des dernières années. Les explosions font trembler la maison», rapporte-t-elle. Sur les lopins de terre déminés par l’UNMAS, sa famille peut maintenant cultiver du blé, des tomates, des concombres et des aubergines. «Nous pouvons vendre nos légumes au marché et nous sommes plus en sécurité», se réjouit-elle, rassurée, tandis qu’une poignée de petits poussins picorent des graines sur le balcon de sa maison, autrefois occupée par l’EI.

Leyla, mère de famille du hameau de Hassan Jelad, regarde les champs déminés devant sa maison autrefois occupée par le groupe État islamique.

Leyla, mère de famille du hameau de Hassan Jelad, regarde les champs déminés devant sa maison autrefois occupée par le groupe État islamique.Julie Astoul

En trois ans, plus de 15 000 engins explosifs ont été désamorcés dans le cadre de projets financés par l’Organisation des Nations unies. Il en reste encore des dizaines de milliers. Le gouvernement irakien a l’objectif ambitieux de débarrasser le pays de toutes les mines artisanales d’ici 2028.

L’Irak a donc besoin de bras, dont ceux de Maha, qui ont déjà bercé trois enfants. «Mon aîné de 12 ans enfile mon uniforme pour jouer les durs à cuire», rigole cette mère de famille, avant de mettre sa veste de protection et sa visière. Un équipement obligatoire qui «diminue les dommages», disent les démineuses, en cas de détonation. Elles risquent leur vie, six jours par semaine, pour environ 1000 $ américains par mois. «C’est beaucoup plus que le salaire moyen en Irak, mais pas assez pour le risque encouru», me confie plus tard une autre femme de l’équipe, qui préfère taire son nom par peur de représailles. Malgré tout, ce salaire est une bénédiction. 

Travailler en cachette

Hazem, le mari de Dalal, le sait trop bien. Avant de l’épouser, il lui avait demandé de quitter son emploi. Il a ensuite changé d’idée. À lui seul, Hazem ne réussit pas à payer le loyer — ils vivent dans un quartier populaire de Mossoul. Et Dalal, qui était nostalgique du temps où elle se sentait utile dans un champ de mines, lui montrait souvent des photos de son ancienne vie, de ses collègues et des formations qu’elle avait suivies. Le portefeuille a vite pris le pas sur les valeurs conservatrices de la société irakienne. «Les voisins nous posent parfois des questions. Nous n’avons plus rien à cacher. Les femmes peuvent être sur le marché du travail comme les hommes», dit Hazem. «Il m’envoie constamment des messages pour savoir si je vais bien», l’interrompt Dalal, en le taquinant.

Au tout début, Dalal travaillait en cachette, avec l’accord de son père. Tous les matins, elle quittait la résidence familiale avec ses vêtements de travail camouflés au fond d’un grand sac. Elle se changeait dans les bureaux de son employeur, avant de se rendre sur le terrain. Tout ce manège pour ne pas nuire à la réputation de la famille. Après sept mois, son père a décidé de se ficher du regard des autres. «Il m’a dit qu’il était fier de moi et de tout ce que mon travail apportait à notre pays», poursuit Dalal. Sans le savoir, entre les quatre murs de sa maison, ce papa irakien lui a ouvert toutes les portes. 

Hazem et Dalal nous reçoivent dans le salon de leur maison, située dans un quartier populaire de Mossoul.

Hazem et Dalal nous reçoivent dans le salon de leur maison, située dans un quartier populaire de Mossoul. Julie Astoul

«Ceux qui ont en tête l’image de la femme arabe soumise se trompent. Les Irakiennes sont fortes et en particulier celles de Mossoul. »

C’est là que commence l’émancipation des femmes. «Ceux qui ont en tête l’image de la femme arabe soumise se trompent. Les Irakiennes sont fortes et en particulier celles de Mossoul», fait remarquer Sabrina Ouellet, consultante en développement international, de retour au Québec après plus de trois ans passés à sillonner les provinces irakiennes autrefois occupées par Daech (acronyme arabe pour désigner l’EI). Cette période sombre de leur histoire, vécue comme un électrochoc, a poussé les femmes à vouloir s’affranchir des vieux carcans. «Elles ont été en contact avec des organisations non gouvernementales internationales qui offrent de nombreuses occasions d’emploi dans un contexte économique difficile et elles ressentent une urgence d’agir pour rebâtir leur pays», explique cette spécialiste des droits des femmes.

Les progrès dans la lutte pour ces droits sont lents — on est loin d’un conte de fées —, mais ils existent. Et ça se voit. 

Manar fume la chicha dans un café de Mossoul.

Manar fume la chicha dans un café de Mossoul. Julie Astoul

Un pied de nez au terrorisme

Universitaires, écrivaines et lectrices se retrouvent au Book Forum, un café de Mossoul aux airs de refuge intellectuel. Manar adore y fumer la chicha. «Les terroristes nous ont tout interdit; c’était comme une guerre psychologique. Aujourd’hui, je me sens plus libre. Même plus libre qu’avant Daech!» s’enthousiasme la jeune femme, employée dans une agence de l’ONU. Un homme est assis en face d’elle, dans ce qui a toutes les apparences d’un premier rendez-vous amoureux. Je leur pose maladroitement la question. S’ensuivent des rires gênés et des joues écarlates. Une première rencontre en personne, sans chaperon, après des heures de discussion sur Instagram. Une scène improbable dans le Mossoul d’avant.

À quelques pas du café, des finissantes endimanchées multiplient les égoportraits devant la grande bibliothèque de l’Université de Mossoul, dont les milliers de livres ont été brûlés par Daech. Tout a été reconstruit, nettoyé, enjolivé. Il n’y reste plus aucune trace de ces années noires, si ce n’est un petit mémorial, et des traumatismes encore douloureux. Quoi qu’il en soit, l’heure est à la fête. Atyaf et Razzan sont enfin diplômés en géographie. «C’est merveilleux d’avoir un sentiment de normalité dans notre ville», lancent-elles en chœur, après avoir porté une burqa pendant trois ans. L’une veut ouvrir un salon de beauté, l’autre préfère s’occuper de son nouveau-né.

Dalal, elle, ne veut pas se presser pour avoir son premier enfant avec Hazem. «Le projet est reporté», dit le couple, à l’unisson. Priorité au travail. Mais aujourd’hui, la jeune femme au parfum vanillé est en congé. En buvant sa tasse de thé, elle ose se projeter dans l’avenir. «Quand je serai maman, je pense que je vais continuer à travailler. Je pourrais envoyer mon enfant à la garderie», lance-t-elle dans l’univers. Les balbutiements, peut-être, d’une petite révolution. 

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