En fait, selon Human Rights Campaign, c’est une personne trans sur trois qui est privée de soins d’affirmation de genre au sud de la frontière canadienne. Les lois anti-trans suivent de près le renversement de l’arrêt Roe v. Wade, qui a fragilisé brutalement l’accès à l’avortement. Dans les deux cas, l’État s’immisce entre une personne et son médecin pour refuser des soins à cette personne. Une catégorie de gens semble toutefois échapper à cette irrépressible envie du politique de s’ingérer dans l’intimité, et ce sont les hommes cisgenres.

L’extrême droite répète jusqu’à en avoir les lèvres bleues que le genre (comme la grossesse) est la volonté incontestable du Tout-Puissant, mais comme l’ont souligné nombre de féministes, on ne la voit pas tenter d’interdire la pilule qui procure des érections en soutenant que la dysfonction érectile serait un «acte de Dieu» à ne pas défier. Pourtant — ô, ironie! —, la petite pilule bleue des phallus mollassons s’inscrit parfaitement dans la définition de «soin d’affirmation de genre», tout comme la greffe de cheveux sur les crânes dégarnis. 

C’est généralement à ce stade qu’entre en jeu l’argument massue, résumé par l’emblématique réplique des Simpson: «Won’t somebody please think of the children?». Les droits des femmes et des communautés LGBTQIA2+ sont placés en opposition à ceux des plus vulnérables dans la société: nos précieux enfants. Tactique qui n’est pas sans rappeler celle de la République de Gilead, dépeinte par l’écrivaine canadienne Margaret Atwood dans La Servante écarlate.

Sous la gouverne de Ron DeSantis, la Floride semble être le laboratoire des idées rétrogrades. Dans les écoles du Sunshine State, où il est désormais interdit de s’afficher comme membre des communautés LGBTQIA2+, les bibliothèques sont passées au peigne fin par des membres de la direction chargés d’effacer toute trace de littérature en lien non seulement avec l’identité de genre et l’éducation sexuelle, mais aussi avec l’histoire des personnes noires et autochtones aux États-Unis. Les parents se voient même menacés de perdre la garde de leur enfant trans s’ils l’autorisent à recourir à des soins d’affirmation de genre. Si Scooby-Doo et ses acolytes devaient démasquer l’inquiétude monstre de l’extrême droite pour les enfants, ils découvriraient évidemment les visages de la misogynie, du racisme et de la queerphobie, célèbre trio liberticide. 

De notre côté de la frontière, on se sent facilement imperméables à cette offensive conservatrice radicale. L’expression veut pourtant que lorsque les États-Unis éternuent, le Canada s’enrhume. Et cette fois-ci ne fait pas exception. Le scandale monté en épingle à propos des drag queens, qui a commencé aux États-Unis et s’est invité chez nous, a incité Éric Duhaime, chef du Parti conservateur du Québec, à lancer une pétition intitulée «Drag Queen: Protégeons nos enfants!», et Maxime Bernier, chef du Parti populaire du Canada, à s’en prendre aux personnes trans.

Des offensives politiques marginales, certes, mais l’un des effets de la surmédiatisation des communautés marginalisées, c’est de créer l’impression dans le public qu’elles sont beaucoup plus grandes et plus influentes qu’en réalité. Selon Statistique Canada, 0,33 % de la population canadienne de 15 ans et plus est trans ou non binaire. Et paradoxalement, la lutte pour ses droits la force à être plus visible et donc plus vulnérable. Pour chaque personne trans ou non binaire au Canada, il y a 299 personnes cisgenres.

J’ai longtemps eu l’impression, comme femme cisgenre, que tant de choses me séparaient de mes adelphes trans. Il se trouve que tout ce que nous avons de plus, c’est la force du nombre. Et le devoir de l’utiliser à bon escient.

Manal Drissi est une chroniqueuse et une autrice exilée dans la forêt.

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