Lorsque Marie Kondo, la célèbre gourou du désencombrement, a admis au Washington Post qu’elle s’en faisait moins avec le désordre maintenant qu’elle élevait trois enfants, sa déclaration a suscité une vague de soulagement — voire de satisfaction — chez de nombreuses femmes qui s’étaient senties personnellement jugées par ses livres et sa série Netflix. «Où sont les excuses officielles?», avait tweeté la réalisatrice canadienne Sarah Polley (précisant par la suite qu’elle ne faisait que plaisanter). Quoi qu’on pense de la méthode KonMari, une chose est sûre: énormément de gens ont du mal avec leur gestion du désordre, un problème intimement lié à l’identité, à la sécurité, à notre passé et à notre vision de l’avenir.

Personnellement, j’ai un faible pour tout ce qui brille, pour les céramiques biscornues et pour les pièces de cachemire vintage, comme en témoigne mon trop grand nombre de tiroirs remplis de bric-à-brac. Mais ce n’est qu’au moment de faire mes boîtes pour déménager que j’ai dû affronter le poids émotionnel de toutes mes possessions. Ce qui avait jadis suscité de la joie s’est plutôt mis à provoquer de l’angoisse. Après avoir désespérément cherché un guide pour m’aider à désencombrer mon espace, parcouru l’entièreté de YouTube et consulté des forums sur Reddit, j’ai finalement trouvé refuge dans un coin d’Internet dont j’ignorais jusque-là l’existence: l’univers du de-hoarding.

La syllogomanie, mieux connue sous le terme anglais hoarding, est aussi appelée trouble d’accumulation compulsive (TAC) en français. Ce trouble évoque des images de nourriture périmée, d’animaux de compagnie négligés, de nettoyages ordonnés par un tribunal et de voisins curieux, et est reconnu comme un trouble mental distinct depuis 2013. L’American Psychiatric Association le définit comme une difficulté persistante à jeter ou à se défaire de ses possessions, quelle que soit leur valeur concrète, et il est souvent accompagné d’un besoin d’en acquérir davantage. Même si 91 % des Canadiens affirment que le désordre a un impact négatif sur leur vie, la syllogomanie ne toucherait que de 2 à 5 % de la population. Il est toutefois possible que cette proportion soit sous-estimée, vu notre compréhension encore incomplète de la maladie (jadis associée au trouble obsessionnel compulsif) et l’importante stigmatisation qui l’entoure et qui réduit au silence les personnes qui en souffrent. Dans la culture populaire, la syllogomanie a fait l’objet de prestigieux documentaires, comme Grey Gardens, et de téléréalités déshumanisantes, comme Hoarders et Hoarding: Buried Alive, dans lesquelles des individus en détresse émotionnelle sont soumis à la transformation extrême de leur maison afin que les téléspectateurs puissent se délecter de spectaculaires images de type «avant-après».

«La solution proposée dans ces émissions est : “Sortons tout ça d’ici”, ce qui, selon les experts, n’est pas efficace à long terme», nous dit l’animatrice anonyme du balado Overcome Compulsive Hoarding (OCH) depuis son domicile, au Royaume-Uni. (Elle se surnomme That Hoarder et nous l’appellerons ici TH, par souci de clarté.) «Il faut aborder l’aspect émotionnel, sinon le problème reviendra. “Pourquoi suis-je incapable de me débarrasser de ça?” “Pourquoi est-ce que je continue à ramener de nouvelles choses ici?”» À la télévision, les accumulateurs sont dépeints comme des personnes totalement incompréhensibles, et leurs traumatismes sont exagérés devant les caméras. Mais comme le souligne TH dans l’un de ses épisodes, «lorsque posséder un objet fait partie de notre identité […], le fait de le perdre est perçu comme une menace à notre propre personne.»

TH a lancé le balado OCH sous la forme d’un journal intime pendant qu’elle «[se] noyait dans le désordre et tentait de [s’]en sortir», sans savoir si quelqu’un l’écouterait. Avant ce balado, elle n’arrivait même pas à dire le mot hoarder à voix haute. Aujourd’hui, elle y évoque ouvertement ses difficultés, ses années de pauvreté, qui ont été formatrices, son expérience de la thérapie cognitivo-comportementale et ce qu’elle décrit comme «une quantité embarrassante de dialogue intérieur».

OCH fait partie des 2,5 % de balados les plus écoutés dans le monde, et ses auditeurs viennent d’aussi loin que les Bahamas… et le Japon (où les maisons encombrées sont appelées gomi yashiki). Certains de ses auditeurs ont une légère tendance à l’accumulation; d’autres sont sur le point d’être expulsés de leur domicile; certains ont du mal à gérer le désordre en raison d’une dépression, d’un TDAH ou d’un épuisement professionnel; et plusieurs espèrent mieux comprendre un proche aux prises avec un TAC. (D’autres, comme moi, se demandent pourquoi ils emballent une cafetière espresso qu’ils n’ont pas utilisée depuis une décennie et l’emportent quand ils déménagent.) L’un des épisodes du balado traite de l’anthropomorphisation des objets, un autre explore «l’effet de dotation», soit le phénomène par lequel on attribue davantage de valeur aux objets lorsqu’ils nous appartiennent. Je pense aux ventes de garage et aux échanges de vêtements, où les gens ne veulent pas se départir d’un article sans raconter son histoire, en insistant sur le fait que «ça vaut vraiment quelque chose, quelqu’un pourrait en avoir besoin». Dans un autre épisode encore, l’organisatrice professionnelle Tracy McCubbin décrit une série de «blocs d’encombrement émotionnels» qui me sont très familiers. Quelques exemples: «Mes choses m’enferment dans le passé» (dans mon cas, de vieux billets de concert), «Je suis prise avec les affaires des autres» (un plateau de bijoux de fantaisie) et «Objets dont je me servirais dans ma vie de rêve» (du matériel d’art encore inutilisé, des talons hauts jamais portés). Certains modes de pensée des accumulateurs paraissent étranges, mais d’autres sont si courants qu’ils sont devenus des clichés. Avez-vous déjà gardé une robe qui ne vous faisait plus? Fait le plein de produits en solde à l’épicerie? Laissé la «belle vaisselle» accumuler la poussière dans l’armoire? Garder quelque chose pour une occasion spéciale n’est pas déraisonnable — jusqu’à ce que ce «quelque chose» devienne trop de choses et que cette «occasion spéciale» n’arrive jamais. «Dans les faits, nous sommes tous comme ça, à un degré ou à un autre, dit TH. Tout le monde a déjà acheté quelque chose dont il n’avait pas besoin et gardé quelque chose qu’il n’aimait pas. Ce qui m’intéresse, c’est de comprendre ce qui exacerbe ces comportements.»

««Ta maison n’existe pas pour enfermer les fantômes de toutes les personnes que tu as rencontrées, de tout ce dont tu as rêvé et de chacun des achats que tu as faits.»»

S’il y a eu un temps propice à ce genre de comportement, c’est bien au début de la pandémie. Nous n’avions plus tellement de pouvoir sur notre vie et les livraisons de colis constituaient une source fiable de dopamine. J’ai parlé à une amie qui, après avoir perdu son emploi et commencé à vendre ses vieux vêtements en ligne, a vu sa chambre se remplir de piles angoissantes de morceaux invendus. Une autre, victime d’une réno-éviction pendant l’un des confinements, s’est retrouvée dans un quartier inconnu avec ses boîtes de déménagement — qu’elle était incapable de déballer — pour seule compagnie. L’une de ces amies s’est tournée vers les encans en ligne pour se divertir — en partie par amour de la chasse, mais aussi par nostalgie de l’esthétique kitsch de son enfance. Elle m’a même confié avoir acheté certaines antiquités parce qu’elles «faisaient pitié». Même si mes amies ont connu une certaine détresse, leurs habitudes n’ont pas été particulièrement extrêmes, compte tenu du monde dans lequel on vit, où l’achat se fait en un clic. On se soigne par la thérapie du magasinage, où les vidéos de trouvailles shopping et de déballage de colis nous crient: «Achète toutes les choses! (et assure-toi de les pousser hors du cadre avant de partager une photo sur BeReal).»

«En tant qu’espèce, on est mal outillée pour faire face à ça», fait observer Kathryn Jezer-Morton, chercheuse montréalaise et autrice de la lettre d’information Brooding, qui traite d’idéaux féminins et de consommation ostentatoire. «Comme tout est soudainement si abordable et accessible, la plupart d’entre nous achetons plus de choses que nous n’en avons besoin. Et parce qu’on consomme beaucoup, il nous faut aussi continuellement épurer. La gestion de nos objets, un défi pour les fonctions exécutives de notre cerveau, est une compétence qu’on ne nous enseigne pas vraiment.» En gros, on sait chasser et cueillir, mais pas ce qu’il faut faire quand la caverne est pleine. On a une mentalité de pénurie dans un monde d’abondance et de Dollarama. Pour les influenceurs que Kathryn étudie, atteindre l’équilibre est un exercice complexe. «Admettre qu’on a trop de vêtements ou de produits de beauté est acceptable — et même valorisant — parce que ça n’affecte qu’une partie de la maison, dit-elle. Mais admettre l’existence d’un problème plus généralisé dans notre espace de vie, c’est trop.» Être perçue comme «désordonnée» passe encore, pour peu qu’on accepte la vibe «artiste bohème adorablement chaotique», mais il est difficile pour une femme d’admettre qu’elle est «malpropre» — terme suggérant qu’elle néglige son l’hygiène personnelle. TH révèle que la plupart de ses adeptes la contactent au moyen de messages directs ou de courriels, plutôt qu’avec des «j’aime» ou en vantant publiquement ses mérites, un honneur auquel les balados de crime-réalité les plus sanglants ont régulièrement droit. Le message est clair: la syllogomanie, c’est mauvais pour le branding personnel.

Dans le traitement du TAC, l’objectif est de rendre la maison du patient sécuritaire, et non qu’il ait une belle maison, parce que ce qui est beau dépend de la structure sociale, de la classe socio-économique de la personne et de son parcours individuel», explique Sheila Woody, directrice du Centre for Collaborative Research on Hoarding, de l’Université de la Colombie-Britannique. Le Centre fournit des recherches scientifiques et des ressources pratiques aux intervenants de première ligne, comme les pompiers et les travailleurs sociaux, régulièrement placés devant des cas extrêmes. Contrairement aux stéréotypes véhiculés dans les médias, même les cas les plus lourds partent d’une bonne intention ou d’un désir de générosité, et non de la paresse ou de l’avarice; une personne qui conserve de vieux outils au cas où elle aurait besoin de les prêter, par exemple, ou un réfugié d’un pays déchiré par la guerre qui n’ose pas se séparer de quoi que ce soit. «La personne qui se dit“désolée pour le désordre!” n’est probablement pas aux prises avec un TAC; c’est peut-être celle qui cesse de recevoir des invités chez elle qui l’est», note Sheila. (Les experts ne s’entendent pas sur la question de l’isolement: est-ce une cause ou un effet du TAC?)

Les Canadiens qui s’inquiètent de leurs habitudes à ce sujet peuvent consulter le guide de soutien régional du Centre ou utiliser ses outils d’autoévaluation, comme l’Échelle d’évaluation d’encombrement de Frost, soit des séries de neuf images représentant différentes pièces d’une maison (bureau, cuisine, chambre à coucher); dans la première image, la pièce est bien rangée, mais l’encombrement augmente à chaque image, et dans la dernière, la pièce est presque entièrement remplie. «Pour la personne moyenne, le problème se résoudrait avec deux hommes forts et un camion » dit Sheila au sujet de la dernière photo. Elle ne voit pas l’angoisse extrême que suscite la prise de décision ou le fait de se séparer de quelque chose et d’en éprouver du regret. « Même pour ceux qui vivent avec un degré normal de désordre — un placard ou un garage chaotique, par exemple —, les solutions sont rarement rapides et ne se réalisent souvent pas de gaieté de cœur, explique Sheila. Les progrès dans le traitement sont graduels, et ce n’est pas très attrayant de devoir affronter seul une tâche très difficile, un peu tous les jours, pendant une longue période.» Dans son balado, TH offre des conseils concrets (tout en précisant qu’elle n’est pas médecin et qu’il n’existe pas de solution universelle), comme prendre une photo numérique d’un objet avant de s’en défaire et entraîner son «muscle de désencombrement» en effectuant des tâches plus faciles, comme jeter les circulaires au recyclage. La plupart du temps, cependant, elle vise à encourager les gens à accepter leur état, à combattre leur honte; elle cherche aussi à faire connaître le TAC au grand public afin que ce trouble rejoigne un jour l’anxiété et la dépression au chapitre de la stigmatisation et qu’il devienne un trouble pour lequel on aura le courage de prendre une journée de maladie ou dont on pourra parler à ses amis.

Quant à mes propres possessions, je sais bien que j’en ai trop accumulées. J’ai parcouru quelques boîtes d’albums et de vieux agendas avant que la fatigue décisionnelle ne s’installe et que je laisse le reste de la corvée à la «moi du futur». Mais écouter le balado OCH m’a aidée à combattre certaines mauvaises habitudes, comme fureter dans la friperie après y avoir déposé un don, ou acheter de nouveaux bacs de rangement pour me récompenser d’avoir fait le ménage. Mais par-dessus tout, j’ai aimé que l’émission m’accompagne pendant que j’emballais mes affaires. TH me prodiguait des encouragements et son occasionnel mantra poétique: «Ta maison n’existe pas pour enfermer les fantômes de toutes les personnes que tu as rencontrées, de tout ce dont tu as rêvé et de chacun des achats que tu as faits.»

Les auditeurs qui ont écouté l’intégralité du balado OCH disent souvent à TH qu’ils ont remarqué un changement en elle au fil des quelque 80 épisodes: elle est devenue plus lumineuse, plus légère et plus optimiste. «Si je dis constamment aux autres que la syllogomanie ne doit pas être une source de honte, il faut bien que, moi aussi, je passe des paroles aux actes», dit l’animatrice. À quoi ressemblerait donc, selon elle, une émission de télévision honnête et efficace sur le TAC? Elle présenterait le TAC de façon graduelle, serait empreinte de compassion et nécessiterait un important travail en amont, invisible pour le public. «Ça ne ferait pas de la télé très sensationnaliste», admet-elle. Mais le plus important, ce serait que cette émission suscite de l’empathie de la part des téléspectateurs. Certains auraient l’impression de découvrir un territoire qui ne leur est pas tout à fait étranger; d’autres, d’être compris, peut-être pour la toute première fois. Et, par-dessus tout, tous se sentiraient un peu moins seuls.

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