L’écrire en un temps record, d’ailleurs, à un coût moindre et sans crise existentielle. Et alors que j’écris ces lignes sur une plateforme de partage de documents appartenant à un géant du web, je ne peux m’empêcher de penser au risque réel que les textes qu’on y entrepose collectivement servent à «inspirer» l’intelligence artificielle dans la rédaction du contenu qui remplacera le nôtre.

À Hollywood, les artisans du contenu de streaming dénoncent les abus des plateformes qui les emploient et le recours progressif à l’IA pour les remplacer. En mars dernier, Goldman Sachs prédisait que 300 millions d’emplois seraient fragilisés par cette forme d’automatisation, en majorité des emplois de bureau. Dans le monde de la tech, on compare ce nouveau bond à la révolution industrielle des 19e et 20e siècles. Et tant mieux si l’innovation nous épargne un labeur pour ainsi dire inhumain. Le nœud du problème a toujours été et demeure que la technologie — et c’est d’autant plus vrai pour l’IA — sert à asservir davantage l’humanité au capitalisme, au lieu de l’en libérer. Bien sûr que le capitalisme s’est empressé d’enseigner aux robots à imiter nos comportements, nos idées et nos créations pour produire plus de richesse sans s’encombrer des limites des mortels et de leurs revendications. Mais par définition, les robots sont condamnés à projeter une version périmée de nous; ils ne peuvent que remixer ce que nous avons déjà dit et fait, en reproduisant au passage les biais et les rapports de pouvoir qui polluent déjà nos échanges.

Autant je suis solidaire des scénaristes qui demandent de meilleures conditions de travail, autant l’idée de supplier un système conçu pour nous lessiver de nous octroyer une bribe de dignité est absurde. Un bourreau demeure un bourreau, même quand on le contraint d’ajouter des mailles à nos chaînes. En tant que pigiste qui voit ses pairs être appelés à créer du contenu toujours plus court, plus rapide, plus lucratif, mais moins payant, je ne suis pas surprise qu’on trouve le produit créatif de l’intelligence artificielle comparable à celui des humains.

Les robots sont-ils réellement devenus des humanoïdes, ou bien a-t-on réduit à ce point la créativité humaine à sa forme exploitable qu’on ne se formalise même plus de sa vacuité? Dans ce système dépendant au sens le plus propre du capital, qu’il accumule au détriment du bien commun, que vaut une œuvre d’art qui n’a plus aucun rapport avec sa valeur marchande? Que vaut un échange d’idées qui n’est pas ponctué de publicités ciblées? Qui sommes-nous quand nous ne vendons pas l’essence de notre humanité au plus offrant?

L’intelligence artificielle réussit le pari de nous pasticher habilement, parce que nous avons déjà entamé le processus de notre propre déshumanisation. Chaque jour un peu plus, nous rejetons la lenteur comme valeur inhérente à la créativité humaine. L’élimination des emplois à cause de l’IA provoque une levée de boucliers, alors que, sondage après sondage, on rapporte que nous sommes pour la plupart malheureux au travail, sinon malheureux tout court. Si le capitalisme ne tenait pas notre survie en otage, nous déléguerions volontiers aux robots les tâches vides de sens pour cultiver plutôt la terre, créer de l’art, contribuer à la collectivité et vivre pleinement cette curieuse et improbable existence humaine. L’intelligence artificielle aurait pu écrire cette chronique, certes, mais elle aurait été contrainte de le faire du point de vue de ceux qui l’ont façonnée à leur image. Ce n’est pas l’IA qui me fait peur, c’est à qui on lui permet de ressembler.

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