La première fois que j’ai entendu parler du concept de charge mentale et émotionnelle, c’était en mars 2017. Une amie m’avait envoyé un PDF de 71 pages, titré Emotional Labor: The MetaFilter Thread Condensed, qui regroupait le contenu d’une longue discussion entre plusieurs femmes. En le publiant sur les réseaux sociaux, j’avais écrit ceci: «Ce recueil de commentaires sur toutes les facettes de la charge mentale a changé (lire: temporairement gâché) ma vie. Je ne sais pas trop quoi faire avec ça, mais je sais que je ne suis plus la personne que j’étais avant de le lire. Je comprends mieux que jamais pourquoi je ne veux pas d’enfants.» 

J’avais alors 34 ans, et je mettais pour la toute première fois des mots sur cette fatigue, cette frustration intangible qui nous habitait, mes amies et moi, dans nos relations avec les hommes, qu’elles soient romantiques, familiales ou amicales. Ce texte validait enfin notre sentiment d’en faire plus, d’en faire trop, dans ces partenariats en apparence équitables. Les attentes liées au genre ont la carapace dure. Ça, je l’ai appris ce jour-là, mais les mamans dans mon entourage le savaient déjà trop bien. Et leur colère n’avait d’égale que leur fatigue.

«Je pensais avoir droit à une version de la maternité plus moderne et équitable que celle de ma mère, mais je me suis trompée», m’avait confié à l’époque une collègue, deux fois maman. «J’en fais beaucoup plus que mon chum — qui a pourtant été élevé par une mère féministe —, même si on travaille tous les deux à temps plein. Toute mon enfance, j’ai jugé ma propre mère parce qu’elle était constamment à bout de nerfs et qu’elle s’emportait quand mon père lui disait que si elle voulait de l’aide, elle n’avait qu’à le lui demander. Maintenant, je la comprends.»

Loin de n’être que le simple poids des tâches ménagères et parentales, la charge mentale désigne le travail invisible de gestion de la logistique familiale: prévoir les besoins de tout le monde, les responsabilités de chacun, tenir l’agenda familial et effectuer toutes les petites étapes nécessaires au bon déroulement du quotidien. Dans les familles hétéroparentales où les deux parents travaillent à temps plein, bien que les tâches soient généralement réparties plus équitablement qu’au temps de nos grand-mères, la femme sera souvent considérée de facto comme la gestionnaire de la famille, une entreprise en soi colossale et trop souvent invisible. Même lorsqu’elle devient mère pour la toute première fois, on s’attendra à ce qu’elle soit d’emblée en mesure de tout voir, tout prévoir, et de penser à tout: les lifts, les inscriptions, les lunchs, les achats, les anniversaires, les voyages, les rendez-vous… Et si elle a besoin d’aide? «T’avais juste à me le demander!»

Les nouveaux modèles

Lentement mais sûrement, les couples hétérosexuels modernes tendent à s’extraire de ces automatismes parentaux traditionnels afin de repenser la famille de façon plus équitable et gratifiante pour tout le monde. Mais qu’en est-il des familles homoparentales, où les rôles genrés sont bousculés? Qu’aurions-nous à apprendre de la façon dont sont réparties les responsabilités familiales dans un modèle libéré des normes oppressives qui ont contribué à ma décision de mettre une croix sur la maternité? Deux parents et une travailleuse sociale y réfléchissent avec moi.

«On s’est vite rendu compte qu’on ne pouvait pas diviser les tâches selon notre genre, sinon personne ne sortirait jamais les poubelles!», lance à la blague Gabrielle Caron, qui a deux enfants (bientôt trois) avec sa conjointe. Pour l’enseignante de 34 ans et son amoureuse, qui ont choisi de porter leurs enfants à tour de rôle, le fait d’avoir toutes deux vécu une grossesse a grandement influencé leur vision de la parentalité.

Indépendamment du genre, le fait d’être enceinte et en congé de maternité plus longtemps signifie forcément qu’on est plus impliquée dans la vie du bébé, ne serait-ce que durant les premiers mois. Naturellement, les tâches à faire à la maison tomberont dans la cour de la personne qui y passe ses journées. «Jouer les deux rôles nous a donné une compréhension unique de la réalité que vivait l’autre», admet l’enseignante.

La travailleuse sociale Emma Nys, qui côtoie régulièrement une clientèle LGBTQIA2+ dans le cadre de son travail, soutient que les plus jeunes générations délaissent de plus en plus les rôles parentaux genrés, et ce, quelle que soit leur configuration familiale. Selon elle, le partage des tâches est beaucoup plus équilibré et réfléchi au sein des jeunes couples qu’il y a quelques décennies. Elle fait toutefois remarquer que ce n’est pas nécessairement plus simple. «Plusieurs aspects du fonctionnement d’une famille, comme la distribution du pouvoir, les enjeux financiers et le partage des tâches, par exemple, peuvent être complexes quand on les aborde dans une optique d’équité absolue», affirme-t-elle.

Devant l’impossibilité d’attribuer les responsabilités de chacun de façon parfaitement égale en tout temps, Gabrielle souligne qu’aucune tâche considérée comme «féminine» ne passe inaperçue dans son couple. «C’est précieux d’avoir une partenaire qui sait exactement à quel point c’est intense de passer une journée à la maison avec un bébé encore au sein, ajoute-t-elle. On se témoigne beaucoup d’empathie et on se dit toujours merci.»

Pour Junior Bombardier, un attaché de presse âgé de 40 ans, le succès du partage domestique passe par la communication et la souplesse. «Il n’y a rien de pire que d’essayer de jouer un rôle dans lequel on n’est pas à l’aise, dit-il; et être parent, c’est une série de rôles. Je crois qu’il faut se mettre dans la peau de l’autre et essayer différentes approches.»

Trois fois papas, Junior et son amoureux ont testé diverses configurations avant de trouver celle dans laquelle ils étaient le plus heureux. «C’est plus facile d’apprécier ce que fait l’autre quand il s’occupe d’une tâche qu’on aime moins. Heureusement, on est plutôt complémentaires, mon chum et moi!»

C’est pourquoi Junior est responsable de la routine du dodo, de la gestion du calendrier et des crises de nuit, tandis que son amoureux s’occupe des repas, plie les vêtements et emmène les enfants chez le dentiste. «Une tâche de femme ou d’homme, ça n’existe pas, soutient ce père de famille, mais c’est normal qu’on les perçoive ainsi. On a été élevés dans un monde où le modèle hétérosexuel est très présent, et c’est à partir des exemples auxquels on avait accès que s’est forgée notre conception de la famille.»

«Il n’y a rien de pire que d’essayer de jouer un rôle dans lequel on n’est pas à l’aise; et être parent, c’est une série de rôles. Je crois qu’il faut se mettre dans la peau de l’autre et essayer différentes approches.»

Réécrire son histoire

Les attentes auxquelles on s’attend des parents en fonction de leur genre dépassent d’ailleurs largement le cadre des responsabilités domestiques, comme le souligne Gabrielle Caron, qui ajoute qu’il serait faux de croire que seuls les individus sont à blâmer pour les clichés tenaces qui peuvent rendre moins attrayante l’expérience de la parentalité. «Toute la société renforce ces idées, dit-elle. C’est trop simpliste de juger les gars qui sont moins impliqués au début quand on sait à quel point la pression de retourner travailler rapidement est intense.» Citant en exemple certains pays scandinaves, comme la Suède, où chacun des membres d’un couple a droit à un congé de 280 jours à l’arrivée d’un nouvel enfant, elle dit comprendre que le parent qui retourne au travail en premier — le plus souvent le père, dans les couples hétéros — ne soit pas aussi investi dans la vie de son nouveau-né.

De plus, dans la culture d’entreprise nord-américaine, on tient pour acquis que seule la personne qui a porté l’enfant sera absente du travail afin d’en prendre soin. «Quand j’étais celle qui travaillait, se souvient l’enseignante, mes collègues me demandaient toujours pourquoi je voulais aller chez le pédiatre avec ma conjointe et les petits. Comme si c’était anormal que celle qui travaille soit intéressée par le suivi médical de ses propres enfants! Je me dis que les hommes qui sont dans la même situation, s’ils ne se posent pas trop de questions et se font constamment renvoyer cette image-là, finissent sans doute par se détacher.»

Pour Junior Bombardier, le fait d’associer chaque tâche parentale à un genre n’a pour effet que d’accentuer le sentiment d’inadéquation que ressentent les nouveaux parents. «Les familles homoparentales sont un phénomène tout de même récent, dit-il, et on a besoin d’être reconnues par notre entourage sans que notre genre ou notre orientation soit constamment un enjeu. Entendre un commentaire qui se veut bienveillant du type “Ne t’en fais pas, je vais t’aider avec les affaires de filles”; une fois, ce n’est pas grave, mais huit fois? Ça finit par te jouer dans la tête, et tu te demandes si tu vas être à la hauteur. Tous les parents ont besoin de sentir qu’on leur fait confiance.»

Bien que les rôles genrés ne risquent pas de disparaître de sitôt, tout porte à croire que l’absence de modèles, malgré les défis qu’elle présente, permet de s’affranchir du scénario familial traditionnel qui enferme papa et maman dans une petite boîte anachronique, où bien des gens se sentent à l’étroit. Quels que soient notre genre ou notre orientation, fonder une famille, c’est une occasion d’écrire sa propre histoire.

«Devenir parent, conclut Emma Nys, c’est l’occasion de réfléchir aux inégalités, à sa propre éducation et à ce qu’on veut faire différemment afin de devenir le type de famille qui servira d’exemple à ses enfants.» Une famille qui nous ressemble, où on s’aime, on se respecte et on se donne un coup de main avec le ménage… sans attendre qu’on nous le demande.

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