La scène semble tirée d’une télésérie américaine à la Girlfriends ou Insecure, où l’on suit l’odyssée d’un groupe de femmes noires dans la vie de tous les jours. Et pourtant, nous sommes bel et bien sur le territoire Tiohtià:ke (Montréal, Québec) par un après-midi pluvieux d’été. Les quatre femmes autour de moi ont plusieurs points en commun: elles sont noires ou métisses, elles sont respectées dans leur milieu professionnel, et elles excellent depuis belle lurette dans l’univers des médias québécois et canadiens. Assises autour d’une même table, on rit, on s’ouvre, et on placote de… cheveux et d’enjeux de société.

Maya Johnson, Isabelle Racicot, Vanessa Destiné et Sophie Fouron ne sont plus à présenter. On les a vues maintes fois à l’écran et on les a souvent entendues à la radio. Maya Johnson est cheffe d’antenne à CTV News Montréal, Isabelle Racicot est animatrice de télévision et de radio et Vanessa Destiné est animatrice et chroniqueuse au sein de plusieurs médias québécois. De son côté, Sophie Fouron est animatrice, journaliste et (d’ailleurs!) la rédactrice en chef invitée du présent numéro d’ELLE Québec. Quatre femmes, quatre parcours différents.

Ç’a été très simple de me convaincre de prendre part à la discussion et de quitter ma Grosse Pomme d’adoption pour l’occasion. J’ai longuement écrit sur la question de la chevelure afro et son impact social. Au fil du temps, j’ai pu échanger avec des chercheuses, des autrices, des dermatologues, des psychologues, des professeures d’université, mais je n’avais pas encore eu la chance de m’asseoir avec des femmes dont le métier consiste à performer devant la caméra. Une sorte de vieille camaraderie flottait dans l’air cette journée-là; je me suis rapidement sentie à ma place.

Sophie Fouron

Sophie FouronSchaël Marcéus

Lorsque je demande à Sophie Fouron pourquoi elle a choisi de réunir ces trois autres femmes le temps d’une table ronde, elle n’hésite pas une seconde: «Je n’ai jamais vu ça, des femmes afrodescendantes [qui travaillent] dans les médias au Québec et qui parlent publiquement de leurs cheveux. Or, c’est probablement l’un des sujets qui nous unit le plus.»

L’animatrice de la série Tenir salon avoue qu’elle aurait pu faire une série entière sur les cheveux des femmes noires. Diffusée à TV5 et sur la plateforme TV5Unis, l’émission met en lumière l’importance des salons de coiffure et de barbier dans les différentes communautés culturelles de la province. «Je suis fascinée par le lien de cette question avec l’identité, par les moyens que cela nécessite pour changer la texture de nos cheveux, les sommes astronomiques que l’on dépense pour avoir des cheveux “présentables”», poursuit Sophie.

Isabelle Racicot

Isabelle RacicotSchaël Marcéus

LE NATUREL À L’ÉCRAN

«Pendant longtemps, je ne voyais pas d’autres femmes noires avec des cheveux frisés dans les médias au Québec. Tu étais la seule!» lance Vanessa Destiné à l’endroit de Maya Johnson. «Il y avait toi et peut-être deux autres personnes, dont [la journaliste] Maxime Bertrand et [la présentatrice météo] Nadège St-Philippe.»

Maya Johnson est l’une des rares journalistes noires au Québec à avoir commencé sa carrière en arborant sa crinière naturelle à l’écran. «J’avais 20 ans et j’ai eu l’occasion de suivre un stage d’été à CTV News lorsque j’étais en deuxième année d’université, révèle la cheffe d’antenne. Je me rappelle avoir demandé à mes parents quelle coiffure je devrais me faire pour l’entrevue. Et mes parents m’ont dit: “Maya, vas-y comme tu es.”» C’était en 2004, à l’époque où la mode était aux longs cheveux volumineux à la Beyoncé et à la Tyra Banks.

Sophie Fouron ouvre le bal: «Avez-vous déjà appliqué du défrisant chimique?» La réponse est presque unanime autour de la table. «Pour beaucoup de jeunes filles noires, c’est un rite de passage. Un peu comme acheter son premier rasoir!, illustre Vanessa Destiné. Moi, j’avais huit ans. C’était pour ma première communion!» Maya renchérit: «J’avais 12 ans; c’était pour ma rentrée au secondaire. J’avais toujours voulu des cheveux droits parce que je pensais que je serais plus belle ainsi.» Son de cloche similaire du côté d’Isabelle et de Sophie, toutes deux métisses. «J’ai le cheveu assez fin. J’ai voulu essayer le lissage brésilien, mais finalement, on m’a dit que le processus allait alourdir mes boucles…», révèle Isabelle. Sophie, elle, a tout essayé: «Même la kératine! s’amuse-t-elle. J’aimais ça! Je voyageais partout dans le monde et je ne voulais pas avoir à gérer ma tête frisée.»

«J’ai commencé avec mes vrais cheveux à la télévision et c’est arrivé à plusieurs reprises qu’ils soient brûlés par des coiffeurs qui n’avaient ni les outils ni l'humilité de me dire qu'ils étaient incapables de les gérer.»

Pour sa part, Vanessa Destiné a même appris à effectuer ses propres défrisages. «Garder ses cheveux au naturel, c’est beaucoup d’entretien! Tout le monde n’a pas les outils, le temps et les ressources pour le faire. Ça peut vite devenir une charge mentale dont on ne se libère pas.»

Après de nombreux défrisages chimiques et diverses expérimentations capillaires, Maya Johnson, elle, a pris la décision de revenir à la base. «J’ai arrêté, car les dommages s’accumulaient. J’ai finalement fait un big chop [NDLR: une technique de transition capillaire qui consiste à raser toute la partie de la chevelure abîmée par les traitements chimiques de défrisage] et je suis graduellement revenue à ma chevelure naturelle.»

La décision de la cheffe d’antenne lui a valu son lot de critiques. «J’ai déjà eu des remarques négatives sur mes cheveux naturels de la part d’autres femmes noires d’une autre génération», se remémore-t-elle. Des commentaires comme: «Ce n’est pas professionnel» ou «Pourquoi est-ce qu’elle se présente en ondes ainsi?», elle en a entendu des tonnes. En contrepartie, ce choix capillaire a inspiré plusieurs autres femmes. «J’ai aussi reçu des témoignages super positifs de jeunes mères qui me disaient: “Ma fille vous regarde à l’écran. Je suis fière de vous voir parce que je peux [lui] dire qu’il y a quelqu’un qui a les mêmes cheveux [qu’elle] et qui est à la télévision.”»

Vanessa Destiné

Vanessa DestinéSchaël Marcéus

En 2012, Isabelle Racicot se lance à son tour. Elle apparaît avec ses cheveux frisés pour la première fois à l’écran. Il lui en a fallu du temps avant d’assumer sa chevelure naturelle, explique l’animatrice du documentaire Pour mes fils, mon silence est impossible (2020), qui aborde les réalités des personnes racisées au Québec. «Mon rapport à mes cheveux est directement lié à l’acceptation de mon identité métisse», confie-t-elle. Pendant toutes mes années à Flash, je lissais ma chevelure, car mes boucles me ramenaient à l’époque de mon secondaire où j’étais la fille qui n’avait jamais de chum. J’étais la seule qui était métisse, qui avait les cheveux frisés et dont la peau était plus foncée. Et moi, j’ai toujours associé cela à l’idée que je n’étais pas belle.»

Aujourd’hui, Isabelle est caméléon. Elle assume les 1001 versions de sa crinière. «Le but, c’est de se départir de cette pression. J’ai les cheveux frisés, mais une autre journée, j’aurai les cheveux droits. Ça ne me définit plus», affirme-t-elle.

Maya Johnson

Maya JohnsonSchaël Marcéus

LIBRE DE CHOISIR

Vanessa Destiné revendique également ce droit de choisir. «J’ai commencé avec mes vrais cheveux à la télévision et c’est arrivé à plusieurs reprises qu’ils soient brûlés par des coiffeurs qui n’avaient ni les outils ni l’humilité de me dire qu’ils étaient incapables de les gérer, raconte-t-elle. Le résultat à l’écran était toujours affreux. Ils étaient cramés.»

Elle a donc décidé de porter une perruque lors de ses apparitions télévisuelles… et pas n’importe laquelle. «Il y a trois ans, je me suis fait faire une perruque sur mesure. Je la teins moi-même et je l’entretiens avec les mêmes produits que j’utilise pour mes vrais cheveux. Meilleur investissement ever

Récipiendaire d’un prix Gémeaux pour son animation de la websérie Décoloniser l’histoire, l’animatrice et chroniqueuse veut déstigmatiser l’attrait pour les perruques, rallonges et autres postiches, puisque certaines femmes ressentent encore une certaine honte à leur égard. «Je n’existe pas juste dans le regard de l’autre; j’existe pour moi avant tout, c’est mon corps. Quand j’ai reçu mon Gémeaux, c’était important pour moi d’avoir une coiffure plus traditionnelle. J’ai donc porté des locs [NDLR: des mèches de cheveux qui ont été tressées, torsadées ou enroulées à la paume de la main ou à l’aide d’un crochet pour créer un aspect de «corde» et coiffure emblématique de Bob Marley]. C’était un statement pour moi de participer à une série qui s’appelle Décoloniser l’histoire et d’afficher une coiffure qui représente une forme de décolonisation.»

Schaël Marcéus

DES MŒURS QUI ÉVOLUENT

La diversité capillaire autour de la table reflète en quelque sorte le parcours et les expériences de vie de chacune: Maya Johnson arbore ses cheveux naturels, Isabelle Racicot a remonté ses boucles vaporeuses en chignon, Vanessa Destiné porte sa perruque et Sophie Fouron a laissé ses mèches friser joyeusement à l’air libre. Pour l’occasion, j’ai opté pour des tresses soigneusement réalisées par ma nouvelle coiffeuse préférée dont le salon est situé au cœur du quartier Harlem, berceau du jazz et de la culture afro-américaine à New York. «Je pense qu’il y a plus de liberté. Les femmes [noires] se donnent le droit d’essayer des choses», remarque avec justesse Vanessa Destiné. Nos modèles ne sont plus limités à ce que l’on voit dans notre télévision. Ça permet de mettre de côté l’insécurité et la réaction plus politique qu’on pouvait ressentir auparavant et de laisser la place à notre envie de tester de nouvelles affaires, d’avoir du fun, d’être, tout simplement!»

On aurait pu passer la journée à discuter de big chop, de défrisage chimique, des coûts liés aux soins des cheveux afros, ou encore de cette pression de devoir représenter toute une communauté, partout, en tout temps. Pendant le trajet du retour, je n’ai pas pu m’empêcher de sourire. Sourire en évoquant tout le chemin parcouru, certes. Mais également sourire en observant ces quatre grandes femmes qui choisissent au quotidien de porter leurs cheveux comme bon leur semble, naturels ou pas, lisses ou non, avec ou sans perruque, mais surtout… toujours libres.

UNE LOI POUR CONTRER LA DISCRIMINATION CAPILLAIRE

Créée en 2019 aux États-Unis, la loi CROWN Act (pour Creating a Respectful and Open World for Natural Hair, qui signifie «Créer un monde respectueux et ouvert pour les cheveux naturels») vise à mettre fin à la discrimination entourant la chevelure naturelle, notamment en interdisant le refus d’accès à l’emploi et à l’éducation en raison de la texture des cheveux ou de coiffures dites protectrices.

Les actus.

Maya Johnson est cheffe d’antenne à CTV News Montréal, aux bulletins de nouvelles de 17 h et de 23 h 30 du lundi au vendredi.

Isabelle Racicot est à l’émission de radio Y’est 4h quelque part, sur les ondes de Rythme, de 16 h à 18 h du lundi au jeudi. Elle est aussi ambassadrice de la Course à la vie CIBC, qui aura lieu le 1er octobre partout au Canada. On peut visionner son documentaire Pour mes fils, mon silence est impossible, sur Tou.tv.

Vanessa Destiné est collaboratrice à l’émission Dans les médias et coanime Décoloniser l’histoire avec Youssef Shoufan et Aïcha Bastien-N’Diaye, à Télé-Québec. Elle collabore aussi à l’émission Retour vers la culture, à ARTV, et participe régulièrement aux émissions De l’huile sur le feu et La journée (est encore jeune), à la radio d’ICI Première.

Sophie Fouron coanime Retour vers la Culture avec Benoît McGinnis à ARTV, en plus d’être collaboratrice aux émissions On va se le dire (ICI Télé) et De l’huile sur le feu (ICI Première). Elle reprendra également la barre de La vie est un carnaval, à TV5, dès l’hiver 2024. Tous les épisodes de Tenir Salon sont en ligne sur TV5unis.ca.

ELLE Québec tient à remercier le restaurant Emmanuelle Lounge (@emmanuelleloungemtl) pour son accueil chaleureux et son magnifique décor. emmanuellelounge.com

Texte Marie-Ange Zibi
Photographie Schaël Marcéus
Direction artistique Samantha Puth
Production Théo Dupuis-Carbonneau

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