Ils sont des dizaines, majestueuses boules de poil au milieu du désert blanc. Ils n’ont pas mangé depuis des mois. Ils ont faim. Ils errent comme des somnambules en n’attendant qu’une chose: que l’eau de la baie gèle pour aller chasser le phoque. Ça fait des jours que mes compagnons de voyage et moi observons les plus grands prédateurs du monde. Ce à quoi nous assistons, c’est à leur combat pour la vie. Pour la survie.

 

LE BOUT DU MONDE

Vendredi 14 novembre, 11 h 30. Je suis au nord du 58e parallèle, l’équivalent pour moi de la Lune. Le sol est jonché d’arbustes rabougris et de roches laissées là par le passage des glaciers. Il neige, il fait un froid inhumain. Le réchauffement climatique, tu parles! J’ai le nez rouge, les lèvres gercées…,mais le sourire fendu jusqu’aux oreilles.

Je suis à Churchill, la «capitale mondiale de l’ours polaire». Savez- vous où c’est? C’est à 970 kilomètres au nord de Winnipeg, au Manitoba, du côté ouest de la baie d’Hudson. Je suis à bord d’un buggy, étrange croisement entre un poids lourd et un autobus scolaire, conçu pour rouler dans la toundra. Le véhicule est chauffé, mais les fenêtres sont grand ouvertes et les appareils photo font clic, clic, clic!

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À droite du buggy, deux ours polaires. Deux montagnes de muscles et de griffes. À l’intérieur, 18 touristes près de l’apoplexie. Il y a Avis, 82 ans, qui a enseigné toute sa vie à l’école primaire et qui a économisé tous ses sous pour s’offrir ce voyage. Il y a aussi Mark, dont l’épouse, Cathy, a refusé «le contrat de sa vie en finances» pour réaliser son rêve. Klaus, un orthodontiste de 59 ans, qui se vante d’avoir vu Knut, l’ourson du zoo de Berlin, et qui a traîné dans ses bagages son ours en peluche. Ed et Shirley, propriétaires d’une compagnie de taxis, qui ont rendu visite aux manchots de l’Antarctique l’an dernier et qui aujourd’hui viennent admirer les rois de la banquise…

La suite : Churchill, une destination courue 

 

PHOTOS:  Cathy Pemberton (Ours seul); Day Break Images (Buggy).

Ils sont originaires des États-Unis, de l’Ouest canadien, d’Allemagne, d’Angleterre… D’autres viennent d’aussi loin que du Japon ou d’Australie. Ça coûte la peau du dos, un safari à Churchill. Jusqu’à 7000$ par semaine. Pourtant 12 000 touristes débarquent ici chaque année, du début d’octobre à la mi-novembre; 12 000 riches ou fous à lier viennent grelotter par une température de -20oC (-249oC avec le facteur vent!) à l’embouchure de la rivière Churchill et de la baie d’Hudson. Tout ça pour quoi? Pour voir le plus grand carnivore du monde avant qu’il disparaisse.

Cliquez pour voir le reportage audio et vidéo sur le voyage de Louise Dugas.

Samedi 15 novembre, 7 h 30. Le ciel est bleu cobalt. Les bancs de neige atteignent un mètre et demi de hauteur. Tout est blanc, pur, verglacé. Le silence est étourdissant. La neige court sur l’asphalte, les drapeaux claquent au vent. C’est l’heure où Churchill, sympathique petit bourg de 800 âmes, dont 65 % sont des autochtones, se réveille.

Churchill est une des destinations touristiques les plus hot du monde. Pour venir ici, il faut réserver sa place un an d’avance. Le matin, à l’heure de pointe, l’ambiance chez Gypsy’s ressemble à celle d’un resto à Time Square à l’heure du lunch. Il y a les gens du coin, qui se dépêchent d’avaler une bouchée avant de partir au boulot, et les touristes impatients d’aller admirer l’Ursus maritimus,la grande attraction de la ville.

OursDebout-EQ236.jpgCe matin, les membres du groupe et moi sommes montés dans notre bus à l’heure convenue. Nous nous apprêtons à prendre le buggy quelques kilomètres plus loin pour nous rendre dans la toundra. Tout à coup notre véhicule s’arrête. Devant nous, une image d’Épinal: une ourse flanquée de ses deux petits s’approche de la route. Maman s’engage pour traverser, suivie de son rejeton le plus hardi. Derrière, son jumeau hésite. La mère encourage son bébé à la suivre; celui-ci regarde à gauche, puis à droite, recule, et fait demi-tour. Trop effrayé, le mignon. Maman retourne sur ses pas, son ourson collé aux fesses. Elle rassure le peureux, avec son museau. Elle s’assoit, jette un œil vers nous, semble réfléchir puis repart d’où elle est venue.

Nous sommes si soufflés par ce qui vient de se passer que personne n’a pensé à sortir son appareil photo. Une telle apparition est pourtant monnaie courante à Churchill. Je songe à la remarque que m’a faite, la veille, notre guide Marc Hébert, originaire de Montréal, qui pilote un buggy depuis 10 ans: «La vie, ce n’est pas le nombre de fois que tu respires, mais le nombre de fois que tu as le souffle coupé. Klaus, l’homme à la peluche, me regarde les yeux pleins d’eau. «Je peux mourir là, tout de suite. J’ai vu
la plus belle chose du monde.»

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LA MENACE CLIMATIQUE

«Churchill est bénie des dieux, me dit Marc. À cause des courants de la baie d’Hudson et de la rivière Churchill, c’est là que la banquise se forme en premier. Les ours le savent, c’est pourquoi ils viennent ici. Nulle part ailleurs sur la planète peut-on en voir autant au même endroit au même moment.»
La banquise, c’est leur maison. C’est là que les ours vivent, dorment, chassent le phoque, se reproduisent et mettent souvent au monde leurs petits. L’équation est simple: pas de glace, pas d’ours polaire. Pendant des années, la débâcle dans cette partie-ci de la baie a eu lieu en juillet. Les grands prédateurs revenaient alors sur la terre ferme. Ils réduisaient leur dépense d’énergie et plongeaient dans un état de semi-hibernation, en attendant que l’eau gèle à nouveau et qu’ils puissent
retourner chasser. Ils dormaient, grignotaient: une carcasse de caribou par-ci, des baies par-là. Mais la plupart du temps, ils jeûnaient et vivaient sur leurs réserves.

 Suite: des records de chaleur alarmants

 

 PHOTOS: Ian Paterson  (Ours et pneus); Marc Hébert (Trois ours debout).

 

En 2007, l’hémisphère nord a enregistré un record de chaleur. À Churchill, la banquise a fondu au début de juin, soit trois semaines plus tôt. Résultat: les ours ont eu 21 jours de moins pour se nourrir. Les scientifiques ont sonné l’alarme. «Les phoques sont surtout abondants à la fin du printemps et l’été», explique Raymond Girardin, du parc national Wapusk, à Churchill.

«C’est là que les ours mangent le plus et prennent le plus de poids. Si la glace fond trop vite, ils n’ont pas le temps d’accumuler suffisamment de réserves pour tenir jusqu’à l’automne.» D’où les ours amaigris que Raymond aperçoit de plus en plus dans la région. D’où les femelles affaiblies qui donnent naissance à moins d’oursons. «La population d’ours de Churchill a décliné de 22 % en 20 ans», souligne Ian Stirling, du Service canadien de la faune, qui étudie le cheptel depuis 30 ans.

OursCouches-EQ236.jpg Le chercheur donne d’ailleurs une conférence ce soir au Town Centre Complex. «Si la banquise continue de décroître à cette vitesse, dans 30 ou 40 ans, il n’y aura plus un seul ours à Churchill.» «Et si vos modèles climatiques se trompaient?» lance une personne dans l’assistance. Ian a entendu cette question mille fois: «Pour être franc avec vous, c’est ce que je souhaite le plus au monde…»

DEUX LUTTEURS DE SUMO

Dimanche 16 novembre, 13 h 10. Les nounours que nous apercevons de la fenêtre du buggy semblent plus alertes que la veille. Hier, ils dormaient à peu près tous dans un trou creusé dans la neige. À peine ouvraient-ils un œil en nous sentant approcher. La journée s’annonce comme la plus froide du voyage. Bonne nouvelle: plus le mercure dégringole, plus les ours sont excités. Non seulement ils ont moins chaud sous leur épais manteau, mais ils sentent qu’il y aura bientôt de quoi manger. À quelques mètres du buggy, deux jeunes mâles prennent plaisir à se donner des taloches. Le plus massif saisit son adversaire entre ses pattes et tente de le jeter au sol. On dirait un combat de sumo. Les voilà par terre. L’un fait des roulades, l’autre dévale la pente sur le ventre. De vrais gamins!

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«Les ours blancs sont solitaires, sauf à cette période-ci de l’année», explique Johanne Simerson, spécialiste en comportement animal au zoo de San Diego et ambassadrice de Polar Bears International, un organisme qui œuvre pour la sauvegarde de plantigrades.«Ils en profitent pour se mesurer l’un à l’autre et vérifier qui est leplus fort. Cette connaissance leur servira durant la période de rut, lorsqu’ils s’affronteront pour s’accoupler avec les femelles. Mais les spécialistes pensent de plus en plus qu’ils font ça simplement pour s’amuser.»

Les scientifiques affirment aussi qu’à cause de l’augmentation de la température, ce n’est pas seulement le cheptel de Churchill, le plus au sud de l’hémisphère nord, qui disparaîtra avant l’an 2050, mais de 65 % à 75% des ours de l’Arctique. Au Canada, nous sommes particulièrement concernés par ces chiffres: nous possédons plus de 60% des géants blancs de la planète.

 

Prochaine page: un cas de conscience

 

PHOTOS : Marc Hébert

 

La plupart des touristes qui viennent ici sont au courant des problèmes liés au réchauffement climatique. Deborah Tabart, directrice exécutive de l’Australian Koala Foundation, est à Churchill pour recueillir des données: celles-ci lui permettront d’enseigner à ses compatriotes qu’en préservant les forêts d’eucalyptus ils sauvent non seulement la vie des koalas mais aussi celle des ours polaires. «Plus nous épargnons les arbres, plus nous aidons à diminuer l’effet de serre et, par conséquent, la fonte de l’Arctique. Au bout du compte, c’est l’espèce humaine que nous sauvons. Si les ours disparaissent, ça signifie que nous sommes aussi menacés par les inondations, la sécheresse et la pénurie d’eau potable.»

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Dix-huit buggys sillonnent la toundra près de Churchill. Dix-huit mastodontes. Si on ajoute à ça les gros porteurs qui font l’aller-retour entre Winnipeg et Churchill, et les hélicoptères qui amènent les touristes au-dessus de la banquise, ça fait beaucoup de moteurs fonctionnant à l’énergie fossile. Et si la façon de protéger ces animaux, c’était de rester chez nous?

 

 

 

«Nous croyons que l’effet de serre lié au tourisme est moins dommageable à l’écosystème des ours que l’inconscience des êtres humains, répond Johanne Simerson. Aujourd’hui, les gens sont complètement coupés de la nature. Plus celle-ci leur sera étrangère, moins ils s’en feront pour l’état de notre Terre. Une fois de retour chez eux, ils parleront des dangers qui guettent les ours. C’est un risque que nous prenons mais, à ne rien faire, nous fonçons directement dans un mur.»

Les voyages à Churchill ne sont pas aussi «verts» qu’on le souhaiterait, mais il existe quand même une éthique dans les buggys. Première règle: toute personne dont le sandwich atterrit – même par accident – dans la gueule d’un ours est chassée de la toundra. Deuxième règle: pas question de harceler ces animaux. Le pilote doit s’approcher doucement, anticiper leurs mouvements afin de trouver la meilleure place possible pour les observer et faire marche arrière s’ils montrent un seul signe d’agitation. N’ayant pas une once d’énergie à perdre, les ours ne doivent jamais être poussés à fuir.

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Sont-ils dérangés par la procession de buggys?«Les sentiers empruntés par les véhicules couvrent une petite portion de leur territoire, répond Richard Day, photographe de Frontiers North Adventures, une des deux compagnies qui offrent des expéditions en buggy. «Si ces animaux ne voulaient pas être importunés, ils ne resteraient pas près des pistes, ajoute notre guide Marc. Pour eux, nous faisons partie du paysage.»

 

 

La suite: un étonnant tête-à-tête  

 

PHOTOS :  Louise Dugas (Photographes); Ian Paterson (Ours qui s’étire ).
 

Les ours agissent en effet comme si notre présence dans leur terrain de jeu était tout à fait naturelle. Peut-être sont-ils attirés par l’odeur de la soupe qui s’échappe des fenêtres ouvertes? Une femelle s’approche en se dandinant.

Elle semble aussi grosse qu’une petite auto. Je me précipite sur la plateforme extérieure, à l’arrière du camion. Elle avance vers moi, me montrant son beau profil romain. Puis elle étire son long cou, se dresse et pose ses deux pattes avant sur le véhicule. La boule d’ouate est là, à deux mètres de mon nez, la truffe couverte de neige. Elle me renifle en penchant légèrement la tête. Deux gros boutons bruns me fixent. J’ai beau chercher, il n’y a pas un chouïa d’agressivité dans ce regard. À quoi pense-t-elle? «Elle se demande si elle peut vous manger», m’indique sans hésiter Michel Huot, biologiste au ministère des Ressources naturelles et de la faune du Québec, lorsque je lui raconte mon aventure. «Pour elle, vous êtes un phoque sur deux pattes.

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L’ours polaire est un dangereux carnivore qui évolue dans un environnement où il n’y a rien. Si quelque chose bouge autour de lui, alors c’est une proie.» «Je crois que c’est de la pure curiosité, commente pour sa part Raymond Girardin, du parc national Wapusk. L’ours est très curieux, super intelligent et plus pacifique qu’on le croit. S’il était si féroce que ça, je ne serais pas là pour vous en parler. J’ai croisé tellement d’ours en 25 ans.»

Raymond dort quand même avec une carabine .22 sous son lit. «Je ne suis pas fou, j’ai déjà trouvé unebête dans mon portique… Je l’ai éloignée en tirant une balle dans les airs. Mais si les ours étaient vraiment sanguinaires, il y aurait bien plus d’incidents à Churchill…» La dernière fois qu’un habitant du coin se serait fait dévorer, c’était en 1983 (le malheureux transportait de la viande!). Afin de protéger sa population, la petite municipalité a mis sur pied, avec le ministère des Ressources naturelles du Manitoba, le programme PolarBear Alert (Alerte à l’ours polaire).

Une équipe de la protection de la faune patrouille les rues 24 heures sur 24 afin d’éloigner les bêtes curieuses. Celles qui résistent sont endormies avec un tranquillisant, mises dans des cages et acheminées jusqu’à la «prison» (un hangar appartenant autrefois à une base militaire), avant d’être transportées en hélicoptère à l’intérieur des terres.

«C’est comme pour les humains, m’explique Raymond Girardin. Sur 5000 ours, il y en a un ou deux qui sont vicieux. Mais plus ils vivront sur terre à cause de la fonte des glaces, plus la cohabitation avec eux sera difficile. Ils savent qu’ils trouveront de quoi se nourrir dans les villages.»

 

ET L’AVENIR?
Lundi 17 novembre, 10 h 45. C’est notre dernière journée dans la toundra. Comme le fait remarquer un de mes compagnons de voyage, nous avons vu tellement d’ours tirer la langue, faire les clowns, se bagarrer, ramper sur leur bedon ou sauter sur le dos de leur mère, que la seule chose qui pourrait nous étonner, c’est qu’il y en ait un qui danse la claquette! Marc regarde au loin grâce à ses jumelles. «Il y a présentement 11 bêtes près de la baie», dit-il. Nous voilà à l’avant du camion. Ciel! les ours s’en vont tous en direction du large. Quant aux traces sur la neige, elles mènent toutes vers la baie d’Hudson. Marc parle à la radio avec les autres conducteurs de buggys.Il y a de l’excitation dans l’air. La banquise a dû se former entre hier soir et ce matin. Et plusieurs ours sont partis durant la nuit. «D’ici deux jours, il n’en restera plus un seul sur le continent», affirme notre guide.

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Nous regardons les monarques des neiges avancer prudemment sur la banquise. Ils sont encore plus magnifiques de loin, quand ils testent, avec leurs pattes, l’état de la glace. Ils sont si puissants, et en même temps si fragiles. Cette année encore, leur existence semble sauve. D’autres oursons naîtront dans le silence glacial de la toundra. Peut-être leur avenir est-il plus beau qu’il n’y paraît… Bon voyage, les amis.

 

13.jpgÀ VOIR

un superbe montage multimédia!

Les ours polaires, derniers monarques de l’Arctique

À LIRE

Bienvenue au pays de l’ours polaire

 

 

 

PHOTOS : Marc Hébert (Ours blessé ); Brian Wong ( Maman ours et bébés).