Il n’était pas encore midi que déjà je savais que cette journée serait une des plus jouissives de mon existence. Après deux jours d’horizons bouchés par la grisaille ambiante, après des heures à naviguer sur des eaux éteintes et impénétrables, je me suis d’abord fait tirer de ma couchette par un ciel d’une pureté cristalline en cette douce aurore frileuse.

Dehors, grâce à l’embellie, l’Antarctique dévoilait enfin sa superbe sans retenue: des falaises insensées d’une beauté austère, une mer aux folles nuances bleutées, des icebergs d’albâtre défilant à la queue leu leu…

Puis, mon navire a mouillé l’ancre devant une vaste île, l’île Cuverville, sous une voûte dopée d’azur. Quand le Polarcirkel (une sorte de Zodiac) m’a déposé à terre, tout était parfait: la lumière sémillante, le temps doux (­ 5°C), le site bouleversant de joliesse et, surtout, des centaines de manchots piaillant, pépiant et jacassant à qui mieux mieux.

Il y en avait partout: sur les rochers aux lichens orangés, sur les galets grisâtres de la petite plage, dans leurs nids de pierraille, au creux de leurs autoroutes – ces sentiers qu’ils tapent dans la neige à force d’aller et venir…

Béat et hagard, je suis moi­même allé et venu pendant une heure près de ces braves bêtes en smoking à plumes sans qu’aucune sourcille, comme si je venais de débarquer en un lieu jamais exploré jusque-là.

Ce qu’il y a de particulièrement jubilatoire en Antarctique, c’est le contact unique et privilégié qu’on peut avoir avec la faune terrestre. Ici, les prédateurs arrivent de la mer ou des airs, alors aucun être à deux pattes n’est perçu comme une menace. Dès qu’on pose le pied sur la neige ferme, on se trouve entouré par des contingents de petites créatures aussi curieuses qu’attachantes.

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«Crois-moi, ce continent ne ressemble à rien d’autre, pas même au Grand Nord. En fait, l’Antarctique, c’est l’Arctique sur les stéroïdes!» assure Ian Shaw, chef d’expédition du Fram, le navire sur lequel je me suis embarqué. Nulle part ailleurs on ne peut voir d’aussi près et en telle abondance des manchots, des phoques, des éléphants de mer et des otaries, sans parler de la profusion de dauphins, de baleines et d’oiseaux marins qui peuplent cette contrée considérée comme la plus grande aire sauvage de la planète. Null part ailleurs on ne se sent aussi loin de tout et… aussi près du bout du monde.

En fait, l’Antarctique, c’est le bout du monde, le dessous du globe terrestre, la dernière frontière de notre planète, à laquelle on accède au terme d’un long voyage en bateau. Ce qui n’est pas sans ajouter à l’impression d’éloignement, d’isolement et de détachement que procure déjà, en soi, le Septième continent (ou le sixième, selon votre manière de compter). Beau temps mauvais temps, l’Antarctique nous rentre dedans comme le Titanic dans son iceberg, sans crier gare, et sans qu’on ait rien vu venir.

 

Le continent universel

Couvert d’une monumentale chape de glace sur l’essentiel de sa superficie, l’Antarctique est le seul endroit du globe qui n’appartient à personne, grâce à la clairvoyance de ceux qui, en 1959, ont songé à en faire un lieu dédié à la paix et à la science, en adoptant le Traité sur l’Antarctique.

Contrairement à l’Arctique, aucun peuple indigène n’y a jamais vécu, et c’est compréhensible: en hiver, le mercure peut descendre à – 85 °C, et les terribles vents catabatiques soufflent parfois jusqu’à 300 km/h. Mais de décembre à mars, durant l’été austral, les éléments se font plus cléments. Particulièrement sur la péninsule antarctique, cette langue de terre jalonnée d’îles qui s’étire vers la Terre de Feu et que longent généralement les paquebots de croisière.

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Si certains navires passent par les îles Macquarie, d’autres par l’île de la Géorgie du Sud (pour observer les manchots royaux) et par les mers de Weddell et de Ross (pour voir ces superstars que sont les manchots empereurs), la plupart privilégient les mêmes sites. Au programme des croisières types d’une semaine: le chenal Lemaire aux allures de fjord époustouflant, l’île du Roi-George et ses stations scientifiques (dont certaines, comme la polonaise Arctowski, peuvent être visitées), l’île Petermann et ses colonies de manchots papous et Adélie, ainsi que le resplendissant canal Neumeyer, dont les fabuleuses murailles naturelles seraient dignes de figurer dans Le seigneur des anneaux.

C’est en empruntant ce canal renversant de beauté qu’on débouche sur Port Lockroy, une ancienne station scientifique britannique devenue musée. Ici, l’impact de la distance s’atténue: on peut se procurer des souvenirs, faire orner son passeport d’un tampon antarctique et même envoyer une carte postale à ses proches.

On déchante aussi un peu lorsque, en apprenant que les commandants des navires communiquent entre eux pour ne pas tomber l’un sur l’autre et obstruer la vue aux voyageurs, on comprend qu’on n’est pas vraiment les seuls à allonger 5000 $ pour toucher du doigt le bout du monde.

Cela dit, on rencontre rarement d’autres bateaux, même si le Septième continent reçoit de plus en plus de touristes. De 8 000 il y a 15 ans, ils sont aujourd’hui près de 50 000 par année, en dépit du coût élevé du périple, des eaux souvent agitées et des imprévus de cette région, où le temps change du tout au tout en moins d’une heure. Ainsi, un crachin persistant m’a empêché d’apprécier à sa juste mesure le cratère du volcan de l’île de la Déception, et une brume épaisse, d’embrasser du regard la ravissante baie du Paradis, qui, dit-on, porte son nom à merveille.

Évidemment, j’étais irrité, déçu, mais les paroles de Ian Shaw ont vite fait de tempérer ma déconvenue. «Si vous voulez vraiment découvrir l’Antarctique, vous devez vous frotter à toutes ses humeurs; alors, je vous souhaite à la fois du beau temps, une annulation de débarquement à terre, une journée glaciale, une autre de pluie et une autre où il ventera tellement fort qu’on ne pourra plus ouvrir les portes des cabines», de dire ce Montréalais d’origine.

C’était entendu: je ne me plaindrais plus jusqu’à la fin du voyage. D’ailleurs, pourquoi l’aurais-je fait? Ma semaine de croisière était à peine entamée que je savais déjà qu’elle figurerait parmi les moments les plus
mémorables de ma vie.

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PHOTO: Gracieuseté de United Kingdom Antarctic Heritage Trust

Un modèle de navire

Plusieurs bâtiments sillonnent les eaux antarctiques, mais ils ne sont pas tous du calibre du Fram. Ce splendide paquebot norvégien de 318 passagers, entré en service il y a à peine deux ans, est un modèle du genre avec sa double coque et ses excellents stabilisateurs.

Très rapide, il permet d’aller de la Terre de Feu à la péninsule antarctique en 38 heures (comparativement à 50 heures pour d’autres bateaux), malgré les flots tumultueux du passage de Drake.

Extrêmement maniable et efficace en eau trouble, le Fram offre également tout le confort des grands bateaux. Sur ses nombreux ponts et à travers ses innombrables baies vitrées, on peut jouir du paysage en tout temps. Les repas à bord sont plus qu’honnêtes, les guides et les conférenciers sont éminemment cultivés, certains membres du personnel parlent français, et tout l’équipage est hautement conscientisé et soucieux de respecter l’environnement et la faune. Un must.

Info: www.hurtigruten.ca

 

Carnet de bord

Où? À environ 1000 km au sud de la Terre de Feu.

Quand? De novembre à mars.

Comment? Généralement au départ d’Ushuaia, en Argentine (environ  15 heures de vol de Montréal), sur un navire membre de l’IAATO (www.iaato.org), une association qui s’impose des règles d’éthique strictes.

S’envoler Notamment avec LAN, via New York ou Miami www.lan.com.

Rapporter des cartes, des t-shirts et autres babioles de certaines bases  (ou ex-bases) scientifiques, dont Port Lockroy, Arctowski et Esperanza.

Lire le guide Lonely Planet Antarctica (2008, 4e éd., en anglais),
vraiment complet.

S’informer aussi au www.asoc.org ou au www.polarconservation.com.

 

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PHOTO: Gracieuseté de United Kingdom Antarctic Heritage Trust