Je mène une existence atypique. Mon mari, Fabien, et moi ne possédons ni voiture ni maison. Férus de navigation, nous habitons sur un voilier. À bord de celui-ci, nous avons élevé nos enfants et parcouru le monde. Je n’ai jamais douté que ce mode de vie hors-norme nous convenait à merveille. À l’exception peut-être de ce jour où ma famille, prise au coeur d’un ouragan à des kilomètres de la côte, a failli mourir. Là, je l’avoue, je me suis sentie atrocement coupable.

Nous n’avions jamais pensé connaître un tel drame lorsque nous avons pris la décision d’habiter sur l’eau, il y a 20 ans. Nous étions établis à Los Angeles avec notre fille et nous nous préparions à accueillir notre fils. J’étais styliste. Fabien avait sa propre entreprise. La fin de semaine, nous aimions beaucoup louer des bateaux de plaisance; si bien que nous avons eu la piqûre de la navigation à la vitesse grand V. Puis, une idée folle a germé. Plutôt que d’acheter une maison, nous allions prendre une année sabbatique, liquider nos avoirs, acquérir un voilier et partir à l’aventure en famille!

Évidemment, au bout d’un an, l’expérience nous plaisait tellement que nous ne voulions rien savoir de rentrer et de reprendre notre vie rangée d’avant. Fabien travaillait à distance et, lorsque nous accostions quelque part pour une longue période, j’y dénichais un emploi. Quand ils ont été en âge d’aller à l’école, nos enfants ont reçu leur éducation par correspondance. Bien sûr, il a fallu faire des sacrifices: si loger sur un bateau ne coûte pas trop cher, nous ne pouvions quand même pas nous permettre d’aller au restaurant ni de faire des sorties chic. Ça ne nous manquait pas. Notre quotidien était simple et dénué d’artifices, mais nous le trouvions idyllique. Jusqu’au moment où nous avons appris à nos dépens que le large peut aussi être un environnement hostile et qu’il faut savoir se battre pour y survivre.

 

C’était un matin où la mer était calme. Nous venions de quitter la Nouvelle-Zélande, où nous nous étions arrêtés plusieurs mois, et nous nous dirigions vers les îles Fidji, en plein coeur de l’océan Pacifique. Ce n’était pas la saison des cyclones. Rien ne laissait présager une tempête lorsque le bulletin météo de la radio (que nous écoutions religieusement matin, midi et soir) nous a appris qu’un ouragan avec vents violents se dirigeait vers nous. J’ai paniqué, bien sûr. Au cours de nos années de navigation, il y avait bien eu des moments où la nature avait fait des siennes et où les flots avaient été agités, mais rien qui ait ressemblé à ce que nous nous apprêtions à affronter. Nous étions en mer depuis trois jours. Trop loin de la côte pour nous mettre à l’abri sur la terre ferme. Nous n’avions d’autre choix que de faire face à la terrible tempête qui fonçait sur nous.

Effrayés, nous avons tout mis en oeuvre pour nous préparer le mieux possible. Car en dépit de notre peur, nous étions conscients de notre chance de savoir à l’avance ce qui nous attendait. Nous avons profité pleinement des cinq heures dont nous disposions pour parer à toute éventualité. Il fallait réduire la voilure, ranger et attacher solidement à l’intérieur tous les objets susceptibles de causer des blessures. Nous avons aussi mangé un peu pour avoir des réserves d’énergie, car il nous serait à peu près impossible de nous alimenter lorsque des rafales nous feraient osciller de droite à gauche.

Tout en nous activant, Fabien et moi nous sommes promis de conserver notre sang-froid et de ne jamais laisser voir notre effroi à nos enfants. Comme ils n’avaient que trois et six ans, ils étaient trop petits pour comprendre ce qui se passait. Nous voulions absolument éviter de les traumatiser et il était hors de question pour nous qu’ils se sentent en danger. Mais nous savions bien, au fond de nous-mêmes, que notre survie ne tenait qu’à un fil…

Très vite, le ciel est devenu sombre. Le vent s’est levé, et la pluie a commencé à marteler la surface de l’océan. Nous n’avions jamais navigué dans un tel chaos ni un tel vacarme. Des vents puissants de 160 km/h et des vagues de 30 mètres propulsaient notre petite embarcation. Au bout de quelques heures, nous avons perdu le contrôle de notre bateau, qui s’est complètement couché sur le côté. Fabien a dû sortir sur le pont pour le freiner, le maintenir à flot et nous éviter d’être submergés à cause des fissures de la coque. Je revois mon mari pilotant notre voilier sans relâche, allant et venant dans la nuit froide et noire. Son corps tremblait, il était trempé, complètement frigorifié. Je me revois, jeune maman, au coeur de cette tempête dont j’ignorais l’issue.

Je revois mes enfants, ces petits êtres vulnérables qui n’avaient jamais demandé à être là et qui risquaient la noyade à tout moment. Je me disais: «Mais qu’est-ce que nous avons fait?» Ce sentiment de culpabilité était pour moi bien plus horrifiant et vertigineux que les soubresauts de la mer en furie.

Après nous avoir fait goûter à un inlassable et brutal ressac qui a duré plusieurs heures, l’océan est subitement devenu paisible. Nous avons d’abord cru que nous étions sortis du cyclone. Mais nous avions tout faux. Nous étions en fait dans l’oeil de l’ouragan, une zone centrale où il n’y a ni vent ni précipitation. Le ciel y était d’un bleu profond, tandis qu’autour de nous, tout était d’un noir menaçant. Nous nous sommes enquis de la situation auprès de nos contacts radio. Ils étaient formels: nous n’avions traversé que la moitié du cyclone et nous nous apprêtions à revivre le même cauchemar.

La deuxième partie de cette épreuve nous a semblé encore plus éprouvante que la première. Nous étions épuisés et affamés. J’ai eu de la chance: je n’ai jamais ressenti le mal de mer. Sans doute à cause de l’adrénaline. J’étais si alerte et préoccupée par le destin de nos enfants que toute mon attention et tous mes instincts étaient mobilisés. Tandis que Fabien affrontait la tempête, je m’assurais que nos petits étaient toujours au chaud et au sec sur les coussins que j’avais déposés par terre, pour éviter les chutes. Au petit matin, nous sommes passés d’un temps affreusement hostile au calme plat de façon instantanée. À la radio, on nous a donné la position exacte du cyclone: il était derrière nous. Enfin, nous étions tirés d’affaire.

En tout, notre traversée de l’ouragan aura duré 36 heures. Des 100 bateaux pris en mer, nous comptions parmi les plus chanceux. Certains ont dû abandonner leur embarcation et être secourus par des cargos de la marine marchande ou de l’armée. D’autres ont été sauvés par la garde côtière. Un autre voilier et ses occupants ont disparu. Notre bateau à nous avait su tenir le coup et nous nous en étions sortis indemnes.

Bien sûr, cette expérience a brisé en nous quelques illusions. Avec le temps, nous en étions venus à croire que le fait de voyager dans les secteurs protégés, hors des périodes de cyclones, suffisait à garantir notre sécurité. Il n’a fallu qu’une exception pour bouleverser nos convictions. Mais si cet événement m’a rendue plus nerveuse dès qu’on annonce du mauvais temps à la radio, il n’a pas réussi à tuer la passion de la navigation qui m’anime. Pas plus qu’il n’a su décourager celle de nos enfants. Il faut dire que Fabien et moi avons relevé le défi que nous nous étions lancé: ils ne nous ont jamais vus angoisser ou perdre confiance en nos chances de survie. Par conséquent, ils n’ont jamais véritablement eu conscience de ce qui nous arrivait. Ce n’est que plusieurs années plus tard que nous leur avons raconté les détails de cet incident.

Aujourd’hui, ce sont de jeunes adultes qui étudient à Montréal et ils ne conservent que de doux souvenirs de leur enfance en mer. Fabien et moi, nous leur rendons souvent visite, mais nous ne restons jamais très longtemps. En ce moment, nous nous préparons à aller au Venezuela, au Panama et en Colombie. Nous possédons toujours le même bateau. C’est ce que nous avons de plus précieux. Il nous a permis de faire le tour du monde – jamais nous ne voudrions le vendre ou nous en séparer. C’est un foyer insolite, c’est vrai. Mais c’est le nôtre.

 

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