Il n’est pas très grand. Ni particulièrement beau. De profil, on dirait un cachalot. Certains pourraient aussi trouver que les deux grues et la mosaïque de conteneurs qui occupent sa proue gâchent la vue. Pourtant, l’Aranui 5 est plus en vogue que jamais.

En vogue… Façon de parler! Selon la Cruise Lines International Association, les compagnies de croisières accueilleront globalement 28 millions de passagers d’ici la fin de 2018. Le cargo mixte de la Compagnie polynésienne de transport maritime (CPTM), lui, en hébergera environ 6000 cette année, et ce sera un record absolu!

Car prendre le large à bord de porte-conteneurs et autres vraquiers est fait pour ceux qui souhaitent aller précisément là où personne ne va, en naviguant hors des sillages battus.

Dans cette catégorie particulière des navires transportant à la fois des marchandises, des passagers et leurs voitures, il y a, au Québec, le Bella Desgagnés de Relais Nordik, qui ravitaille la Basse-Côte-Nord et l’île d’Anticosti. Il y a également le Vacancier de la CTMA, qui relie Montréal, Québec et Gaspé aux Îles-de-la-Madeleine. Et en Norvège, les navires Hurtigruten assurent l’approvisionnement au fin fond des fjords.

Dans ce même esprit, l’Aranui 5 sert de lien vital entre Papeete, la capitale de la Polynésie française, et les 9000 habitants des Marquises. Sa mission: livrer lait, ciment, véhicules 4 X 4 et autres dans ces îles isolées du territoire français. Il en ramènera du coprah (chair de coco séchée) dont on extraira l’huile, à Tahiti.

Si la croisière «utilitaire» ne s’amuse pas moins que la croisière «vacancière», elle s’adresse tout de même à une clientèle différente. Une clientèle qui désire certes une cabine confortable et une table raffinée, mais qui se moque bien de l’absence d’un casino, d’un mur d’escalade et d’un buffet de minuit ! En guise d’animation, on trouve plutôt des conférences portant sur la vie locale.

D’ailleurs, l’équipage du bateau est entièrement marquisien et donne à la croisière toute sa couleur: la femme de chambre, Pahi, me tuyaute sur les usages du monoï (de l’huile de coco infusée de fleurs de tiaré) que je viens d’acheter. Ce sont des marins musiciens qui jamment au bar, le soir, et Mahalo, le docker tatoué de la tête aux pieds, en impose, mais s’avère timide comme deux. Tous ces «locaux», qu’on croise de la salle des machines à la cuisine, nous font découvrir, chacun à leur façon, un aspect de leur Fenua Enata, leur Terre des hommes. Et ce sont eux qui, ensemble, font de cette croisière un séjour vrai et mémorable.

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À Rangiroa, dans les Tuamotu. Photographe: Carolyne Parent

ARRIVÉE CHEZ MADAME LA MARQUISE

Premier touriste de l’archipel des Marquises, l’Espagnol Álvaro de Mendaña y accoste au XVIe siècle. Afin d’honorer l’épouse du marquis de Mendoza, le commanditaire de son expédition, il baptise ces îles Las Marquesas. Lorsque nous posons pied dans ces six îles habitées, il faut voir l’accueil qui nous y est réservé! Il arrive d’ailleurs souvent que nous montions à bord des véhicules privés des résidents pour nous déplacer. Cette initiative de la CPTM facilite nos échanges avec eux tout en leur procurant un revenu. Et depuis 1984, plus de 45 000 passagers internationaux ont contribué à soutenir l’économie et la culture marquisiennes, selon la Compagnie.

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Un tiki double, protecteur des marins, au village d’Omoa, dans l’île de Fatu Hiva. Photographe: Carolyne Parent

MANA, TIKI ET ANTHROPOPHAGIE

Tiki par-ci, tiki par-là: ces curieux «nains de jardin» en pierre sont partout! Notre guide, Didier Benatar, nous explique que ces statues à l’effigie de chefs guerriers étaient érigées à leur décès afin que leur mana, ou énergie spirituelle, veille sur les leurs. Au sanctuaire de Lipona, dans l’île de Hiva Oa, on contemple «les spécimens les mieux conservés de toute la Polynésie après l’île de Pâques», affirme-t-il. Parmi eux, un rarissime tiki allongé évoquant une femme en couches est le favori des futures mères, qui viennent le toucher pour obtenir sa protection.

Dans l’île de Nuku Hiva, Kamuihei est un autre site insolite. En nous baladant dans une forêt, nous contemplons de mystérieux pétroglyphes ainsi que les restes d’un temple où on pratiquait autrefois des sacrifices humains. «Ces sacrifices sollicitaient la bienveillance des ancêtres, pour de la pluie en temps de sécheresse, par exemple, raconte Didier. On partait alors en guerre contre les habitants des vallées voisines afin de capturer des ennemis à sacrifier.» Quant à la pratique de l’anthropophagie, elle visait à s’emparer du mana des meilleurs guerriers ennemis, selon notre guide.

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La Maison du Jouir de Paul Gauguin, reconstruite à l’identique. Photographe: Carolyne Parent

LE «TOURISTE BANANE» ET BREL

Un moment très émouvant du voyage est sans conteste la visite du Centre culturel Paul Gauguin et de l’Espace Jacques Brel, sur l’île d’Hiva Oa. Surnommé le «touriste banane» par les insulaires puisqu’il vivait à leurs dépens, le peintre Gauguin s’est installé au village d’Atuona en 1901. Puis, quelques toiles ayant enfin trouvé acheteurs à Paris, le libertin put éventuellement faire construire sa «Maison du Jouir». Aujourd’hui, on visite cette maison-atelier reconstruite à l’identique et un joli musée où sont exposées des reproductions de ses œuvres.

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Sur les hauteurs d’Atuona, sur Hiva Oa, le grand Jacques Brel a trouvé son dernier repos. Photographe: Carolyne Parent

Quant à Jacques Brel et son amoureuse, Maddly Bamy, ils sont arrivés au même village en 1975. À l’Espace, on peut voir son avion, le Twin Bonanza. Comme il souffrait souvent de rages de dents et qu’il avait appris d’une fillette affligée du même mal qu’il n’y avait aucun dentiste ni médecin sur l’île, le chanteur s’était assuré de pouvoir évacuer les lieux en cas d’urgence sanitaire. Les deux artistes reposent aujourd’hui en paix au cimetière du Calvaire, qui surplombe le village. Et de là-haut, quelle vue on a!

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Arrivée dans la baie de Vaipaee, à Ua Huka. Photographe: Carolyne Parent

COUPS DE CŒUR À BÂBORD!

Avec ce type de croisière, on oublie les terminaux proprets aux ports d’escale, mais on découvre le fascinant ballet des manoeuvres d’amarrage et de déchargement des marchandises. Pour Faraire Faaora, le sympathique capitaine de l’Aranui 5, c’est «un privilège» de regarder les marins travailler. «Il y a trois îles où nous ne pouvons pas accoster, dit-il. Le déchargement et le chargement se font alors par barges. Il y a de la houle, c’est dangereux, nos grutiers doivent être expérimentés et, malgré tout, il arrive que des marchandises tombent à l’eau…»

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Des sacs de coprah, prêts à être embarqués à bord de l’Aranui 5. Photographe: Carolyne Parent

Un autre temps fort qui marque ce voyage est sans conteste celui des danses, gracieuses ou guerrières, que nous offrent les villageois. Sans compter le porc, les bananes rouges et les fruits de l’arbre à pain, cuits dans une fosse couverte de feuilles de bananier, que nous partageons en leur compagnie, ou l’impressionnante collection de casse-têtes en bois de fer sculpté (des armes à long manche et non le jeu) présentée au petit musée communal de Vaipaee, sur Ua Huka. Et puis en mer, le plus beau: ce décor majestueux fait de bleu marine à perte de vue et d’îles sombres aux reliefs sauvages et volcaniques, semés de clochers d’église, flèches saugrenues entre les palmiers; les baies paradisiaques, les dauphins, les couchers de soleil plus brûlants qu’ailleurs et le temps, qui s’emballe et qu’on voudrait freiner.

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La baie des vierges, à Hanavave. Photographe: Carolyne Parent

CARNET DE ROUTE

Le bon moment

Le climat tropical des Marquises est passablement imprévisible, mais chose certaine, on évite janvier et février, très pluvieux.

La croisière en tout-inclus

Elle comprend les repas, le vin servi à bord le midi et le soir, les excursions et trois lessives par cabine.

On voyage seule?

Partageons l’une des cabines spacieuses pour quatre ou huit personnes (appelées «dortoirs»)! Ça revient bien moins cher que le tarif de la plus standard des cabines. Le tarif dortoir en tout-inclus (excluant le prix des vols) tourne autour de 4200 $. Pour une cabine standard en occupation double, le prix grimpe à 6100 $ et à environ 9000 $ pour une occupation simple.

À potasser

Tahiti et la Polynésie française, de Jean-Bernard Carillet (Lonely Planet), pour mieux comprendre la culture et l’environnement des lieux.

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  Photographe: Carolyne Parent

Renseignements: tahititourisme.ca, airtahitinui.com, frenchbee.com (une compagnie aérienne à bas prix qui vole sur Papeete via San Francisco), aranui.com

Nous remercions Tahiti Tourisme et la Compagnie polynésienne de transport maritime pour leur précieuse collaboration à la réalisation de ce reportage.