Chaque matin, c’est le même rituel. Sur les berges, une femme en boubou puise de l’eau, un phacochère grommelle, un coq chante, parfois en duo avec le muezzin qui appelle à la prière. Petit à petit, l’aube pointe sur l’étale lisse et longue du fleuve Sénégal, tandis que les passagers émergent du sommeil. Puis, le Bou el Mogdad lève l’ancre et reprend son cours, lentement, doucement, paisiblement.

Embarquer sur ce bateau, c’est effectuer une suave incursion, à petites doses et en touches toutes délicates, dans un Sénégal authentique et onirique. Depuis cinq ans, cet ancien navire de fret construit en 1950, reconverti en bateau de croisière intimiste, arpente des lieux peu fréquentés et intemporels dans le nord d’un pays qui figure parmi les plus ouverts et les plus chaleureux d’Afrique.

En cinq jours et sur 200 km, on croise tout ce qui grouille et grenouille aux abords de la frontière liquide séparant le Sénégal de la Mauritanie: villages atypiques, piroguiers alanguis, fabuleuses réserves aviaires et villes au charme suranné. Le tout, en français et dans le plus grand confort.

Au pays des Toucouleurs

Tout commence à Podor, croquignolette bourgade assoupie au bord du fleuve, où le bateau est amarré. Le long du quai, les façades délavées des anciens commerces de l’époque coloniale n’ont pas vu l’ombre d’un client depuis le déclin du négoce de la gomme arabique et de l’ivoire au 20e siècle. En revanche, le fort Faidherbe, construit par les Français pour résister aux attaques des Maures, revit depuis qu’il a été restauré il y a quelques années.

Du haut de ses murs, on a un avant-goût du décor à venir: aussi loin que porte le regard, tout verdit sur le passage du fleuve, même si la steppe domine les environs. Pas étonnant qu’autant de gens vivent près de ce cours d’eau.

 

Observer la vie qui s’égrène le long du fleuve est un plaisir dont on ne se lasse pas: les troupeaux de chèvres se bousculent pour s’abreuver, les lavandières étendent leurs étoffes pour les faire sécher, les enfants s’ébrouent dans l’eau, et les vieux papotent devant leur hutte.

Tandis que j’observe la scène, le navire stoppe les machines: me voici dans l’ancien royaume des Toucouleurs, des nomades peuls aujourd’hui sédentarisés. Je m’installe dans une barque et je gagne un de leurs villages, qui date du 13e siècle et dont les habitations en boue et bouse séchées n’ont pas changé d’aspect depuis. «La dernière fois que des étrangers sont venus ici, c’était avec nous il y a un mois», explique Anssou, le guide du Bou.

Malgré les conditions de vie rudimentaires, personne ne semble manquer de quoi que ce soit. Ici, chacun s’habille d’étoffes chamarrées, qui se détachent lumineusement sur fond d’étroites ruelles café crème. C’est la même chose dans l’éblouissant village de Saldé, en Mauritanie, où le Bou accoste ensuite. À notre arrivée, les villageois entament une danse endiablée à laquelle les autres passagers se joignent – bien que ça sente un tantinet la mise en scène.

La gorge sèche, je remonte à bord et m’installe sur le toit-terrasse pour savourer un bissap, rafraîchissante boisson à base de fleurs d’hibiscus, pendant que le bateau lève l’ancre. Les deux rives contrastent maintenant: à bâbord, le Sénégal est verdoyant; à tribord, la Mauritanie semble plus clairsemée, les arbres y étant brûlés pour faire du charbon de bois…

Quelques heures plus tard, le Bou stoppe de nouveau les machines et se dirige droit vers le rivage… qu’il heurte de front, sous l’oeil hagard d’un zébu en train de ruminer. Mais la manoeuvre est volontaire, et le Bou se laisse glisser sur l’herbe: c’est l’heure du piquenique à l’ombre des manguiers. Sous leurs amples branches qui protègent du soleil brûlant, je partage un délectable tiep bou djen (riz au poisson) avec les autres passagers, avant de piquer une tête dans l’eau fraîche du fleuve, pour favoriser ma digestion.

Escale chez les Wolofs

– «Hé, tu fais du sport?
– Euh… non.
– Alors pourquoi t’es habillé sport?»

Manifestement, le Sénégalais qui m’interpelle ainsi n’apprécie pas ma tenue désinvolte de toubab (Blanc). Pourtant, Anssou m’avait bien dit qu’à Dagana, on ne ferait pas de cas de mes shorts et de mon t-shirt. Mais le Sénégal a beau être un pays musulman modéré, certains secteurs sont plus conservateurs, surtout près de la frontière avec la Mauritanie.

Peuplé essentiellement de Wolofs, principale ethnie sénégalaise, Dagana forme un autre ancien comptoir colonial, qui fourmille de monde en ce jour de marché. Tout y est mélangé: on y trouve des vendeurs de batiks ou de sculptures, des marchands de soutiensgorge ou de pièces d’autos, et même des cinéphiles. «Tu as l’air de l’acteur Depardieu!» me lance l’un d’eux. J’espère qu’il n’a rien vu depuis Les valseuses, sinon je pourrais me sentir vexé.

De retour sur le Bou, je me rafraîchis en faisant trempette dans la piscine installée à la proue, avant de passer à la salle à manger tout en boiseries où règne une ambiance d’antan. Ce soir, le chef a préparé un énième festin, un délicieux poisson capitaine qui doit bien faire un mètre de long sur la table de service. Une fois repu et gavé comme un gnou, je vais m’étendre sur le toit-terrasse, bien emmitouflé, et je m’assoupis en comptant les étoiles.

Le lendemain, je fais une randonnée matinale dans la forêt de Goumel pour visiter un campement de Peuls qui, eux, refusent obstinément la sédentarisation. Hormis quelques tenues contemporaines portées par des jeunes, rien ici ne laisse croire que nous sommes au 21e siècle. Les paillotes blondes et oblongues, construites par les femmes, sont les seules habitations des environs. De très jolies adolescentes filiformes, soudain, s’approchent de moi, intriguées. «Désolé, le mariage est contre mes principes!» dis-je en voyant leur lèvre inférieure tatouée, signe qu’elles sont mûres pour prendre mari.

Dans l’après-midi, le
Bou el Mogdad arrive à la ville de
Richard-Toll, où est située la plus grande usine sucrière du pays. Peu à peu, les palmiers, les manguiers et les acacias font place aux champs de canne à sucre, mais aussi à une sorte de longue quenouille, le typha, plante envahissante mais qui, lorsqu’on la voit s’étendre à perte de vue, constitue un tableau des plus apaisants.

Ce soir, le crépuscule prend de drôles de teintes mi-blafardes, mi-magiques. Sûrement un effet de l’harmattan, un vent chaud et sec qui charrie les sables du Sahara voisin. On observe d’ailleurs de plus en plus d’oiseaux à mesure qu’on approche de la réserve du Djoudj, premier point de ravitaillement des oiseaux migrateurs après leur traversée du désert.

Le parc national des oiseaux du Djoudj, troisième réserve ornithologique du monde, classé par l’Unesco, s’étend sur 16 000 hectares de beauté. Une simple incursion en pirogue permet d’y observer des grues couronnées, des ibis et des oies de Gambie, ainsi que d’innombrables pélicans qui pêchent sous l’oeil glauque des crocodiles du Nil, en train de ramper sournoisement entre deux eaux.

Non loin de là, le Bou franchit bientôt l’écluse du barrage de Diama et longe ensuite le parc national de la Langue de Barbarie, qui annonce la fin du voyage et l’accostage imminent dans la plus belle ville du Sénégal: Saint-Louis.

Saint-Louis chérie

Petit bijou de cité coloniale, Saint-Louis est LA ville sénégalaise où flâner. Fondée en 1659, l’ancienne capitale politique de l’Afrique occidentale française s’est assoupie en 1902, lorsqu’elle a perdu son statut au profit de Dakar. Depuis, elle semble ne s’être jamais réveillée. Ses ravissantes rues sont toujours bordées de façades délavées, où s’accrochent des balcons en fer finement ouvragés et de vieux réverbères rafistolés.

Par endroits, j’imagine presque que je vais rencontrer quelques signares, des métisses aristocrates qui s’anoblissaient en épousant un colon européen. C’est plutôt sur des contingents de Saint-Louisiens impeccablement vêtus que je tombe, sauf dans Guet-Ndar, quartier de pêcheurs où les immenses pirogues sont joliment peinturlurées. De retour sur l’île de Saint-Louis, j’emprunte le pont Faidherbe, construit en 1897. La dernière fois que son tablier rotatif s’est animé, ç’a été pour laisser passer un certain Bou el Mogdad, qui revenait de la Sierra Leone reprendre du service sur le Sénégal. Depuis, le pont Faidherbe n’a plus bougé. Comme l’âme de ce fleuve, depuis des lustres, suis-je tenté de penser.

 

Carnet de bord

Quand D’octobre à mai.

Comment Vols quotidiens vers Dakar à partir de Montréal, via Paris, avec Air France (airfrance. ca).

Dormir à Saint-Louis à l’Hôtel de la Résidence: jolies chambres et très bonne table (hoteldelaresidence.com); à La Maison Rose, plus chère mais plus chic (lamaisonrose.net).

Rapporter des statues d’ébène, des étoffes multicolores.

Assister au festival de jazz (saintlouisjazz.com) ou au festival de rap (rapandar.com) à Saint-Louis.

Lire Le guide du routard Sénégal Gambie et le Lonely Planet Sénégal et Gambie.

S’informer à compagniedufleuve.com et à au-senegal.com.

 

L’auteur était l’invité d’Air France et du Bou el Mogdad.

 

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