Nomade – La nuit, le ciel est plus grand, créé en 2002, a été un des premiers spectacles de cirque contemporain auquel j’ai assisté et il m’a laissé un souvenir ébloui. Aussi est-ce avec beaucoup d’enthousiasme que je me suis rendue en Suisse, en décembre dernier, assister à la première mondiale de Nebbia. Cette création du Cirque Éloize, en coproduction avec le Teatro Sunil, vient clore de belle façon La trilogie du ciel, dont les deux premiers volets (Nomade et Rain – Comme une pluie dans tes yeux) cumulent plus de 1200 représentations dans le monde. La troupe, originaire des Îles-de-la-Madeleine et fondée par Jeannot Painchaud, en a fait du chemin depuis son premier spectacle éponyme en 1993!

Lundi matin, arrivée à Genève. J’ai à peine le temps de poser mes bagages à l’hôtel que je pars rejoindre les gens du Cirque Éloize en répétition. Heureusement, le Grand Casino, une salle de 1100 places située en plein cœur de la ville, tout près du lac Léman, est à une dizaine de minutes de marche d’où je loge. Je suis accueillie par Émilie Bérubé-Dionne, la directrice de tournée. Une atmosphère fébrile règne dans les lieux.

Une véritable fourmilière
De nombreux techniciens s’activent sur scène. Il est difficile de croire que dans moins de 36 heures, la troupe s’emparera de cet espace pour y donner un spectacle. Pour l’instant ne s’y trouvent que des câbles et des fils. Il faut dire qu’avant de planter le décor on doit s’assurer que tout est impec sur le plan technique. Quand la vie des artistes ne tient souvent qu’à un… fil, justement, mieux vaut être sûr que rien ne fera défaut durant la représentation.

On m’entraîne dans le foyer, où une dizaine d’artistes répètent, sous l’œil attentif de l’auteur et metteur en scène Daniele Finzi Pasca, fondateur du Teatro Sunil, et à qui on doit notamment les spectacles Icaro, Corteo, et la cérémonie de clôture des Jeux olympiques d’hiver de Turin en 2006. J’y rencontre l’efficace Geneviève Dupéré, régisseure. Elle veille au grain pour que tout se passe bien. Elle s’empresse de m’indiquer qui est qui, en chuchotant, pour ne pas déranger les artistes en pleine répétition. L’un danse le hula-hoop avec cinq cerceaux, un autre fait des cabrioles avec la souplesse d’un chat et une autre étire des muscles qui, chez moi, j’en suis persuadée, n’existent même pas.

Un autre encore, le Paraguayen Felix Salas, participe à son premier spectacle de cirque. Il a passé son audition grâce à… YouTube! Des artistes l’ont vu faire son numéro dans les rues de Buenos Aires, quelqu’un l’a filmé, et le tout s’est retrouvé sur Internet. C’est ainsi que le metteur en scène a pu découvrir que ce contorsionniste correspondait exactement à ce qu’il cherchait. Felix a pris l’avion pour la première fois de sa vie il y a quelques mois à peine pour se joindre à la troupe. C’est ce qu’on appelle un virage à 180 degrés! Mais pour quelqu’un d’aussi souple, ça ne devrait pas causer de problème…

Précisons que le processus d’audition est en général plus long. On veut en effet s’assurer que le courant passe entre les différents artistes puisqu’ils seront amenés à travailler étroitement ensemble pendant de longues périodes. Sur les 80 qui ont auditionné pour Nebbia, seuls 11 ont été retenus. Et la majorité d’entre eux avaient déjà collaboré avec le Cirque Éloize ou avec Daniele Finzi Pasca, ce qui a permis à ces acrobates d’aller plus loin dans l’interprétation. C’était fondamental pour Daniele, car des trois spectacles composant La trilogie du ciel, Nebbia est le plus théâtral. D’ailleurs, le metteur en scène n’aime pas l’expression «cirque contemporain», lui préférant celle de «théâtre acrobatique».
Jour de première
La scène, hier envahie par les techniciens, est aujourd’hui occupée par les artistes. Maria Bonzanigo, qui a composé la musique – magnifique et indispensable – et créé les chorégraphies, observe ses ouailles. Elle remonte inlassablement sur la scène pour peaufiner de minuscules détails, jusqu’à ce que tout soit parfait.

Je suis assise dans la salle avec Daniel Cyr, un des cofondateurs du Cirque Éloize, qui arrive tout juste de Montréal. Affable et rigolo, il répond patiemment à mes questions sur la roue Cyr, qu’on utilise maintenant dans tous les cirques et qui porte son nom puisqu’il en est le concepteur, ainsi que sur l’étoile, un nouvel accessoire qu’il a aussi inventé et qu’on verra dans Nebbia.

Jeannot Painchaud et Julie Hamelin, codirecteurs du Cirque Éloize, viennent d’arriver eux aussi et se joignent à nous. Encore sous l’effet du décalage horaire, ils n’en prennent pas moins le temps de bavarder avec moi. Mais comment ces gens font-ils pour rester si calmes à quelques heures d’une première mondiale? Il est vrai que le Cirque Éloize roule sa bosse depuis 15 ans, et affiche au compteur six créations, 3000 représentations vues dans 30 pays par plus de 3 millions de spectateurs. De quoi donner le tournis… si on n’est pas solidement attaché à son harnais! Nebbia a exigé à lui seul une année de préparation, six mois de pratique à la gare Dalhousie, le quartier général du Cirque Éloize dans le Vieux-Montréal, et a occupé une centaine d’employés à temps plein.

La rencontre avec Daniele Finzi Pasca il y a quelques années était écrite dans le ciel. L’homme de théâtre italo-suisse possède une sensibilité et une poésie qui ont suscité un écho plus que favorable auprès des fondateurs du Cirque. De leur amitié allait naître une trilogie à nulle autre pareille. En ces temps où seul le bonheur extrême a la cote, ça fait du bien de se promener entre le rire et les larmes… «Nebbia – qui signifie “brouillard” en italien – est plus tragicomique que les deux autres spectacles. Plus personnel, plus nostalgique», raconte le metteur en scène, qui n’a dormi que trois heures la nuit dernière. «C’est une fable onirique inspirée du brouillard qui envahissait parfois le petit village où habitait ma grand-mère, dans la plaine du Pô. J’y entrevoyais des choses étranges. Des choses qu’on ne voit pas normalement…»

La répétition est terminée. Les artistes dînent dans un petit local spécialement aménagé pour eux. Les fruits et les légumes figurent à la place d’honneur sur la table. Qu’on se le dise, on ne devient pas acrobate en ingurgitant de la malbouffe! Les échanges sont conviviaux, même si la troupe est composée d’artistes de sept nationalités différentes. Tout le monde baragouine quelques mots d’une autre langue. Il y a là quelque chose d’émouvant à constater de visu que le cirque abolit les frontières.

Les spectateurs qui assistaient à la première ont longuement ovationné la troupe. Je m’en voudrais de dissiper le brouillard et de vous dévoiler à quoi ressemble le spectacle. Mais si la poésie dont est nimbé Nebbia ne vous tire pas une larme, je me mets au hula-hoop à six cerceaux, c’est juré!