Il est l’un des toqués les plus influents du gratin culinaire depuis qu’il a ouvert Blue Hill, en 2000, dans un demi-sous-sol de Greenwich Village. Dès ses débuts, l’établissement – désormais étoilé au Michelin – connaît un succès foudroyant et définit une tendance qui coule, depuis, des jours heureux: le farm-to-table, terme forgé par le journaliste gastronomique Jonathan Gold pour décrire une cuisine bio et locale. Dan Barber en a fait son fer de lance, au même titre qu’une alimentation saine. Il en donne d’ailleurs la recette, dès 2014, dans son manifeste, The Third Plate. À la place du morceau de bœuf nourri à l’herbe et accompagné de carottes bio, qui prévaut actuellement, il brandit une nouvelle assiette, celle du futur, nécessaire selon lui au bien-être de la planète: un steak de légume arrosé d’un simple jus de viande…

La ferme et son restaurant, Blue Hill at Stone Barns

La ferme et son restaurant, Blue Hill at Stone Barns. Photographe: Ira Lippke

Pour comprendre au mieux sa philosophie, il faut se rendre dans le nord de Manhattan, Upstate, comme disent les New-Yorkais. Les gratte-ciel font place à une longue enfilade d’arbres centenaires et de champs verdoyants. Passé le charmant hameau de Pocantico Hills, dans la vallée de l’Hudson, un panneau sobre indique la destination. C’est ici, au bout d’une allée bitumée, que se dresse Stone Barns, imposante ferme au toit pointu qui accueillait autrefois la riche famille Rockefeller et qui héberge désormais Blue Hill at Stone Barns. Le second restaurant de Dan Barber, 11e au célèbre classement The World’s 50 Best en 2017, accueille chaque soir une poignée de gastronomes prêts à débourser quelque 325 $ pour vivre une expérience hors-norme. Tout ce qui se trouve dans l’assiette ou presque a été cultivé avec amour dans ce jardin d’Éden de 80 acres. Le chef, maître en ce royaume utopique, loue les bienfaits d’un écosystème sain, sans aucun engrais chimique, qui fonctionne sur la rotation de cultures pour enrichir la terre. Quand il n’est pas aux fourneaux, il joue d’ailleurs au divin avec ses plant breeders, des sélectionneurs qui créent de nouvelles variétés de légumes et de graines hybrides. Pour le reste, le toqué fait appel aux produits de sa ferme familiale du Massachusetts, à une cinquantaine de milles de là, ainsi qu’à des producteurs locaux. Celui qui se destinait à une carrière d’écrivain doit son succès à une bonne dose de génie et de volonté, saupoudrée d’un soupçon de folie et d’une maîtrise culinaire imparable, rodée sur les bancs du célèbre French Culinary Institute (désormais l’International Culinary Center).

Ce soir, Dan Barber est de passage dans son restaurant de New York. Au menu? Un sandwich Reuben réinventé… au chou-rave! «Le plat retient toutes les saveurs familières du classique casse-croûte [à la viande fumée], mais sous une forme complètement nouvelle», s’enthousiasme-t-il. On passe à table avec un chef passionné, ardent défenseur d’une agriculture saine!

Un steak de panais, servi à Blue Hill at Stone Barns.

Un steak de panais, servi à Blue Hill at Stone Barns. Photographe: Andre Baranowski

Vous êtes devenu le porte-parole du mouvement «de la ferme à la table». C’est une grande responsabilité?

Plus que tout, je prône – littéralement – le bon goût, mais il s’avère que celui que je recherche est la conséquence directe d’une excellente agriculture et d’un écosystème sain. Les consommateurs sont d’ailleurs beaucoup plus conscients de ce qu’ils ont dans leur assiette: ils veulent savoir d’où vient la nourriture et comment elle a été cultivée. Malheureusement, le secteur agroalimentaire, lui, n’a pas vraiment changé. Les compagnies surfent sur des mots en vogue, comme «biologique» et «entièrement naturel», mais ces étiquettes ne disent pas souvent toute la vérité. Le changement est en marche, mais nous avons encore beaucoup de travail à faire! 

Vous avez à cœur la cause du gaspillage alimentaire. Pensez-vous que les chefs ont un devoir d’éducation?

Nous pouvons redéfinir la notion de «déchets» grâce à des plats alléchants. Certaines des spécialités les plus célèbres ont été créées à partir d’ingrédients peu attrayants, comme le coq au vin, en France, ou le ragù italien. Ces pays ont des centaines de cuisines régionales et de pratiques agricoles diverses, en fonction de ce que le sol a pu leur fournir. L’Amérique ayant toujours été un pays riche, on n’a jamais été forcé de négocier avec la terre. À la place, on a permis aux consommateurs de décider de l’agriculture, et le résultat n’est pas terrible!

Pourquoi cherchez-vous à créer de nouvelles variétés de plantes?

J’aime avoir le contrôle sur le goût des aliments, mais le sélectionneur est celui qui écrit vraiment la recette originale. Les décisions qu’il prend dans les champs dictent les saveurs qu’on teste en cuisine. Par exemple, notre courge Honeynut ressemble à une courge Butternut miniature, mais avec un goût beaucoup plus prononcé. Pour moi, il n’y a rien de plus excitant que de pouvoir faire partie de ce processus. D’ailleurs, les meilleurs ingrédients commencent dès le choix de la graine: si elle a été sélectionnée pour son goût (plutôt que pour son rendement, comme c’est le cas dans la monoculture), on libère un niveau de saveur incomparable! 

Dans The Third Plate, vous défendez un changement alimentaire radical en plaçant le légume au centre de l’assiette. Pourquoi?

La façon dont nous mangeons aujourd’hui n’est pas durable, ni pour notre santé ni pour celle de la planète. Devrait-on pour autant devenir végétariens? Je ne crois pas, même si, à l’inverse, la réponse n’est certainement pas de servir tous les soirs un steak de 7 onces… Imaginez si les légumes étaient aussi appétissants qu’une friandise! Selon moi, la conversation autour du mouvement «de la ferme à la table» ne va pas assez loin. Une autre «révolution» s’en vient dans le monde alimentaire, où l’on permettra à la terre et à une bonne agriculture de dicter ce qu’on mange, et non le contraire!