Avant l’industrialisation de l’agriculture, on était locavore par obligation et on se nourrissait au rythme des saisons. L’avènement des fraises en plein hiver et du saumon du Chili sur les tables d’ici a bouleversé nos mœurs alimentaires et entraîné des conséquences désastreuses, ne serait-ce que sur notre économie. Parallèlement, les gastronomes d’hier sont devenus des foodies. Qui sont ces néo-épicuriens qui partagent leurs découvertes sur les réseaux sociaux? Qu’est devenu le foodisme, ce courant porté à l’origine par une pure passion pour la cuisine? Nous a-t-il rendus plus avisés en matière de bonne chère? Plus exigeants? Ou tout simplement… «foodingues»? Des experts tranchent sur la question! 

Le point de vue d’un «grand de demain»: Antonin Mousseau-Rivard

 

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Crédits @lemousso

À 12 ans, Antonin quémendait des billets de 20 $ à ses parents (la comédienne Katherine Mousseau et l’auteur-compositeur-interprète Michel Rivard) pour essayer des restaurants. Un an avant qu’il ouvre le sien, Le Mousso, avec sa mère, on «quémandait» déjà des réservations sur son compte Instagram, qui cumule plus de 26 000 abonnés. À 32 ans, le chef vient d’être nommé «Grand de  demain» par la prestigieuse équipe de Gault & Millau, qui a décerné quatre toques à son établissement montréalais.

 Le foodisme en 2016. Vive la curiosité! «C’est un courant censé nous ouvrir sur le monde et nous instruire sur l’alimentation. Moi, par exemple, je cuisine à l’africaine alors que je n’ai jamais mis les pieds en Afrique. Mais le «festival du selfie» devant le moindre banana split, c’est de l’égocentrisme et du repli sur soi. Ma clientèle prend des photos de mes plats. Instagram m’a fait connaître, je ne peux donc pas être contre le phénomène! Par contre, je ne peux pas m’empêcher de remettre en question l’état psychologique des gens qui prennent en photo tout ce qu’ils mangent. Il faut se questionner! Il y a 30 ans, être foodie signifiait aimer manger. C’était un état d’âme et non une étiquette. En 2016, ça veut plutôt dire faire partie d’une communauté et, à mon avis, si tu te présentes comme un foodie, tu es déjà perdu.»

Une indigestion d’images. Sur le compte Instagram de son resto, Antonin publie la photo d’une patate au foin, clairement identifiée comme telle. «Les gens demandent ce que c’est! On a tellement besoin de nouveauté qu’on ne prend plus le temps d’intégrer le sens des images. Prendre son muffin en photo, c’est bien beau, mais le but, c’est de ressentir quelque chose en le mangeant et non en partageant sa photo avec la planète.»

Le faux foodie. Rappelons-nous cette publicité télévisée au sujet du pangasius… «Un gars dit: “Moi, j’aime ça en ceviche.” Un autre lance: “Moi, je préfère ça au BBQ.” Un troisième: “En carpaccio.” Puis, “Et toi, Gilles, t’aimes ça comment?” Et Gilles de répondre, hésitant: “Ah, moi aussi, en… paccio.” Il nous a menés là, le foodisme: tout le monde veut dire qu’il aime, y compris ceux qui n’ont aucune idée de ce dont ils parlent!»

 

L’avis d’un critique gastronomique: Jean-Philippe Tastet

 

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Crédits: Alexandre Choquette

Jean-Philippe a commencé sa carrière au journal Le Devoir il y a  plus de 25 ans. Il a dirigé l’édition du Guide Restos Voir, puis celle des guides Mixeur pendant quelques années. De retour au Devoir à titre de critique gastronomique, ce Toulousain d’origine prête également sa plume à d’autres publications, signe tastet.ca et tient une chronique à ICI Radio-Canada Première.

Être (ou ne pas être) foodie. «Le foodie authentique reçoit à la  maison, échange des manières de faire, des recettes et, surtout, ne se colle pas d’étiquette. Au resto, il demande pourquoi la côte de bœuf coûte 90 $ et il s’intéresse à la réponse.» Voilà, c’est dit!

 L’influence des réseaux sociaux. «Quand Leslie Chesterman [son homologue à The Gazette] prépare une critique vitriolique pour le journal du samedi, son papier est en ligne dès le vendredi.  Quelle est la réaction du restaurateur qui y fait face? Il contacte une firme de relations publiques, qui invite, pour le soir même, 50 blogueurs, que le resto traitera comme des rois. Quel sera le poids de la critique de Leslie Chesterman, le lendemain, face à celui du contenu de 50 comptes Instagram, Facebook et autres? Dans l’absolu, ces blogueurs ont une très grande valeur!»

Les bons côtés du foodisme. «La vérité, c’est que, grâce à la vulgarisation de la cuisine, beaucoup de gens ont pris confiance en eux, derrière leurs fourneaux. Peut-on vivre sans Thermomix? Absolument! Alors, comment se fait-il qu’il s’en vende autant? La vaisselle, les gadgets, la réno de la cuisine… les foodies font vivre toute une industrie et, côté restos, ils sont souvent essentiels à la survie de certaines adresses. Ceux qui disent aux autres où consommer quoi, plutôt que d’en jouir, sont devenus un mal nécessaire.»

Et dans 10 ans? «Dans l’ensemble, le foodisme est un beau mouvement. Ces gens qui vont au marché et demandent des tomates du Québec, c’est un phénomène qu’il faut saluer! Dans une décennie, il aura évolué vers autre chose… Depuis la nuit des temps, les deux plus grands plaisirs de l’homme sont manger et faire l’amour. L’avenir appartiendra-t-il aux amoureux sur Instagram?»

Les coups de gueule d’une fine observatrice: Chantal Lamarre 

 

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Crédits: Charles Mercier

Elle est l’âme et le talent indispensables au succès d’Infoman depuis 17 ans. Elle est l’une des juges aux Dieux de la danse pour une deuxième saison. Elle est également la coauteure de Galipeau’s, une série de vidéos humoristiques sur YouTube, où deux sœurs tout droit sorties des sixties font la promotion des TV Dinners. Elle collabore aussi, avec le chef Daniel Vézina, à On n’est pas sorti de l’auberge, une émission de variétés sur l’alimentation, à ICI Radio-Canada Première. Mais Chantal est surtout une gourmande qui aimerait bien pouvoir manger son hot-dog en paix.

Le mot-clic #foodporn compte plus de 98 millions de références sur Instagram. La question s’impose: sommes-nous «foodingues»? «Sensibiliser les gens à cuisiner et à mieux manger, c’est une grande chose, mais, non, la nourriture n’est pas si photogénique! J’imagine bien que dans un an ou deux, quand on verra quelqu’un prendre une photo de son steak, on se cachera pour rire de lui en disant: “Tellement 2016!”»

Les foodies, «qu’ossa donne»? «La cuisine faite par du monde ordinaire est devenue importante, et ça me plaît! Food Channel, c’est de la foodporn TV! Ça a donné une culture gastronomique — sinon alimentaire — aux vingtenaires, aux ados et même aux enfants. À 13 ans, ma fille m’a demandé une mixette en cadeau! Je me dis: oh, il se passe quelque chose…»

Manger plus que parfaitement. Par contre, à force de vouloir montrer à tout le monde ce qu’on mange, on prête le flanc au jugement… «L’extrême souci de manger local, éthique, santé, bio, sensé et sans gras trans — ce genre d’orthorexie — m’énarve. On a le droit d’aller chez Dairy Queen! La rectitude imposée enlève beaucoup de saveur à la vie.»

Le foodie, cet infidèle. «Quand je décide d’aller au dernier resto dont les foodies ont parlé… il est fermé! J’ai donc envie de dire au chef d’un resto à la mode: “Dépêche-toi d’en profiter parce qu’un plus tatoué que toi va bientôt prendre ta place!” Ce manque de loyauté, ce besoin de courir à la nouvelle adresse en vogue, ce n’est pas de la curiosité intellectuelle, c’est du snobisme.»

L’opinion d’un top toqué: Normand Laprise

 

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Crédits: Bénédicte Brocard

Le sommet des palmarès n’a plus de secret pour Normand. Grand Chef Relais & Châteaux du restaurant Toqué!, dont il est copropriétaire, ce véritable Paul Bocuse québécois est un pionnier sur les fronts de la cuisine authentique et de l’importance de la fraîcheur des aliments. Nommé Cuisinier de l’année 2016 par Gault & Millau, ce champion de la gastronomie voit ses clients photographier ses plats depuis 23 ans!

Que nous lèguent les foodies? Le goût d’expérimenter dans sa cuisine? Voyons voir… Après la cuisine traditionnelle française et ses sauces richissimes, la cuisine californienne est l’un des premiers courants qui est venu bouleverser nos habitudes alimentaires. En effet, à la fin des années 1980, Alice Waters séduisait l’Amérique avec, entre autres, l’huile d’olive et les agrumes. «On a gardé de ce mouvement la fraîcheur, la couleur et la légèreté. Au milieu des années 1990 est apparue la cuisine fusion. L’idée n’était pas de cuisiner à l’asiatique, mais bien d’utiliser des techniques et des ingrédients de l’Orient. Là encore, on a intégré ces bases à nos façons de faire et de manger. Même chose avec la cuisine moléculaire de Ferran Adrià, qui nous a donné, notamment, des méthodes de déshydratation. Quant à la cuisine nordique, elle aura remis sur nos tables des ingrédients oubliés comme le persil de mer ou les épinards de mer, nous sensibilisant ainsi aux produits locaux.»

Allô, Toqué! Je voudrais une table. Je suis blogueur. «Ces foodies-là, on ne les prend pas au sérieux. Le vrai foodie est celui qui pousse les chefs à devenir meilleurs et qui incite les producteurs à privilégier davantage la qualité.»

Le foodisme fait-il de nous des consommateurs avisés? «Tout le monde n’est peut-être pas capable de différencier sa mangue de son lucuma [un fruit andin] et son grenache de sa syrah, mais on commence à savoir que le bar du Chili, ce n’est pas bien d’en manger! On ne veut plus consommer de bœuf élevé aux hormones et aux antibiotiques. On est plus sensibles aux enjeux de l’industrie agroalimentaire et, par conséquent, on est plus exigeants. On n’est pas encore prêts à boycotter un resto qui met du thon rouge à son menu… mais on n’en est peut-être pas très loin!»

Le foodisme au fil du temps

1980: Premier recensement du terme «foodie» dans le magazine New York, sous la plume de la critique gastronomique Gael Greene.

1981: Le terme est utilisé à maintes reprises par la journaliste britannique Ann Barr et l’Américain Paul Levy. Le duo l’officialise en 1984 avec The Official Foodie Handbook.

2000: Lancement du premier guide Le Fooding, du Français Alexandre Cammas. Le terme, une contraction des mots «food» et «feeling», célèbre l’affranchissement de la cuisine guindée. Cette démocratisation rend accessible à un plus grand nombre le sujet de la gastronomie. C’est aussi le début d’une décennie médiatiquement dédiée à la bouffe.

2004: Lancement de Facebook. Chaque foodie pourra contrôler son propre journal.

2008: À New York, le chef David Chang interdit à ses clients de photographier ses plats.

2010: Lancement d’Instagram. L’outil donne à la moindre crevette ses 15 minutes de gloire.

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