Les portes s’ouvrent enfin. Nous sommes 160 convives à pénétrer dans une pièce sombre. Au milieu de celle-ci se trouve une table couverte d’une nappe blanche sur laquelle sont disposées des victuailles de toutes sortes: un porc entier, un saumon, des homards dans leur carapace, une pièce montée composée de choux à la crème et de cuisses de grenouilles… Au-dessus de ce repas gargantuesque flotte un lustre délicat. En m’approchant, je réalise qu’il est orné de calmars! À côté, des ribambelles de saucissons et plusieurs volailles sont aussi suspendus.

Mais je ne peux contempler plus longtemps la beauté de cette nature morte qui évoque les tableaux hollandais du
 17e siècle, sinon je risque de ne pas pouvoir y goûter! Déjà, les autres invités ont commencé à se servir. Ils s’emparent d’abord
 de ce qui est à la portée de la main: un artichaut, une huître, un morceau de fromage… Puis, un courageux décroche une des bêtes qui planent au-dessus de nos têtes et entreprend de la découper. Il a la gentillesse de me servir un peu de viande que, sans plus de manière, je m’empresse de manger. Mon verdict: cette œuvre n’est pas seulement magnifique, elle est délicieuse.

Car c’est bien d’une œuvre d’art qu’il s’agit. Je suis au Musée d’art contemporain de Montréal et j’assiste au Banquet, de Claudie Gagnon. Pour créer ce festin, l’artiste montréalaise a fait appel au chef Pierre Normand. Mais les véritables acteurs de cette performance artistique, ce sont nous, les mangeurs. En refusant de goûter à la langue de bœuf, en découvrant que le saucisson est en fait du chocolat, en nous précipitant pour saisir la dernière huître, nous voilà forcés de réfléchir à notre rapport à la nourriture.

Buffet à volonté

Claudie Gagnon n’est pas la seule artiste à avoir ce goût pour 
la bonne chère. Durant la dernière édition de Performa, une biennale d’art qui se tient à New York, le sculpteur indien Subodh Gupta a préparé un repas à cinq services pour plus de 400 personnes. En 2012, le Thaïlandais Rirkrit Tiravanija a offert de la soupe à ceux qui ont vu son exposition au Grand Palais, à Paris, ainsi qu’un cari végétarien aux visiteurs du MOMA, le musée d’art moderne, à New York. Quant à l’Allemande Sonja Alhäuser, elle compte parmi ses œuvres des sculptures faites en beurre et des pralines géantes en chocolat.

Mais celle qui est passée maître dans l’art d’apprêter des festins de toutes sortes est sans contredit la New-Yorkaise Jennifer Rubell. Chacune de ses performances est un happening qui attire aussi bien les férus d’art contemporain que les gourmands. Elle a, par exemple, invité quelques privilégiés à décrocher une centaine de saucissons qu’elle avait suspendus au plafond de la Saatchi Gallery, à Londres, puis à se régaler de rôti de bœuf dans un des 69 lits installés dans la prestigieuse galerie d’art. À d’autres téméraires elle a confié des marteaux pour qu’ils brisent des répliques en chocolat de l’iconique lapin de Jeff Koons, ou encore pour qu’ils fassent voler en éclats de grands miroirs cachant un buffet composé de 16 gigots d’agneau.

Entre goût et dégoût

Mais quel est l’intérêt de servir du rôti de bœuf ou du gigot d’agneau dans une performance artistique? L’artiste montréalais Nicolas Fonseca, qui a élaboré de nombreuses installations interactives, répond qu’on a souvent recours aux écrans dans ce type d’œuvre, alors que le fait de mettre en scène de la nourriture a l’avantage de faire vivre aux visiteurs des expériences beaucoup plus incarnées. «La nourriture ne stimule pas uniquement la vue, mais aussi le goût, l’odorat et le toucher, fait-il valoir. Elle est porteuse de notre culture personnelle, familiale et sociale. Une culture qui peut changer au gré de nos rencontres et de nos découvertes.»

C’est cette réflexion qui lui a donné l’idée de créer In the Mouth, une soirée artistique et théâtrale à laquelle j’ai assisté en octobre dernier. Son concept? Inventer une fiction à partir de l’histoire alimentaire de chacun de ses convives. Quelques jours avant cette mystérieuse soirée, nous avons tous dû répondre à un questionnaire nous demandant entre autres quel était l’aliment que nous préférions (Je ne peux pas résister aux frites!), celui qui nous répugnait (hum, le ris de veau?), ainsi que le plat qui nous rendait nostalgique (le macaroni de ma grand-maman, miam!). À partir de ces ingrédients, qui en font saliver certains et en dégoûtent d’autres, un chef souffrant de dysgueusie – un trouble gustatif qui lui fait confondre les goûts – a concocté un très curieux repas. Ce qu’on nous a servi? Je préfère vous laisser sur votre faim, puisque Nicolas Fonseca nous promet un deuxième service de ses soirées In the Mouth (inthemouth.ca). Tout ce que je peux vous dire, c’est que ce soir-là, l’art avait très bon goût.  

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