Il y a 17 ans, j’ai été victime d’un accident de la route. Ça m’a clouée dans un fauteuil roulant, mais mon appétit de vivre est resté intact. D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été assoiffée d’aventure. Il faut dire que j’ai grandi dans une famille qui voyageait beaucoup. À 14 ans, je suis allée vivre un mois au sein d’une famille en Colombie-Britannique dans le cadre d’un échange étudiant. Cette expérience a été pour moi une révélation. J’ai adoré me retrouver à l’autre bout du pays, toute seule, sans mes proches. J’avais l’impression de commencer à voler de mes propres ailes. Au cours des années qui ont suivi, je me suis rendue en Ontario, en Californie, en France. Mais c’est mon séjour en Camargue qui m’a le plus marquée.

Là-bas, j’ai eu l’occasion de rencontrer des gitans, un peuple qui transpirait la liberté. Ils m’avaient beaucoup impressionnée à l’époque et, avec le recul, je crois qu’inconsciemment je m’identifiais à eux. À mon retour au bercail, je devais m’inscrire au cégep, mais la motivation n’était pas au rendez-vous. Comme je ne savais pas encore ce que je voulais faire dans la vie, il m’était difficile d’arrêter mon choix sur une discipline en particulier.

Un jour, en me promenant, je suis tombée sur une affiche des Forces armées canadiennes qui a éveillé ma curiosité. Je me suis immédiatement renseignée sur leurs différents programmes de formation et j’ai passé une entrevue dès le lendemain. Ce qu’on m’offrait – la vie de groupe, le travail en équipe, une formation en mécanique –, me stimulait au plus haut point et je sautais de joie quand on m’a annoncé que j’étais admise quelques jours plus tard. J’ai vécu une expérience extraordinaire lors des trois années suivantes. Et j’ai même postulé à la Gendarmerie royale du Canada pour poursuivre dans cette voie.

C’est par un superbe matin de juillet que j’ai appris que j’avais été sélectionnée. Le bonheur! Sans perdre un instant, j’ai appelé des amis pour leur communiquer la bonne nouvelle. Je flottais! Dans quelques heures, j’allais célébrer deux événements: mon entrée à la GRC et mon 22e anniversaire de naissance. Je n’ai jamais trinqué à mon nouvel emploi ni soufflé une seule de mes bougies. Je me suis plutôt retrouvée à l’hôpital, dans un coma profond. Ce n’est que 10 jours plus tard que je me suis réveillée.

Lorsque j’ai ouvert les yeux, j’ai constaté que je pouvais voir, entendre, et que j’avais tous mes membres. J’avais un plâtre au bras gauche et une espèce de tige de soutien au bras droit. Lorsque j’ai tenté de remuer mes jambes, j’en ai été incapable. Ce dont je me souviens de ce moment-là, c’est de m’être concentrée sur ce qui me restait et non sur ce qui me manquait. Je me disais que, tout compte fait, ça aurait pu être pire. Mon optimisme refaisait surface. Heureusement, d’ailleurs, car les nouvelles étaient loin d’être réjouissantes.Selon les médecins, je ne pourrais plus marcher ni manger par mes propres moyens, encore moins vivre seule en appartement. Comme je carbure au défi, j’étais déterminée à leur prouver le contraire, et ce, malgré ma tétraplégie. Après un séjour d’un mois et demi à l’hôpital, j’ai été transférée à l’Institut de réadaptation de Montréal où j’ai travaillé sans relâche afin de regagner une certaine autonomie. Pour y arriver, il m’a fallu de nombreuses séances de physiothérapie et d’ergothérapie. Les jours où je réussissais à mouvoir légèrement mes bras, j’étais pleine d’espoir; par contre, les périodes où je plafonnais, où plus rien ne progressait, j’avais de la peine et je me décourageais. Mais n’étant pas du genre à me résigner, je redoublais d’ardeur, et je progressais à nouveau.

Un an plus tard, malgré le scepticisme des médecins, non seulement je bougeais les bras, mais je circulais dans les couloirs de l’Institut en actionnant mon fauteuil roulant moi-même! Il me restait tout de même une étape cruciale à franchir: apprendre les gestes qui me permettraient de vivre seule. C’est la raison pour laquelle je suis entrée au Centre de réadaptation Lucie-Bruneau où, pendant un an et demi, j’ai appris les rudiments de ma nouvelle vie quotidienne: comment me servir à boire et à manger avec des appareils spécialisés; comment m’asseoir dans mon fauteuil sans tomber, etc. Les trucs de base, quoi! C’est durant ce séjour au centre que j’ai eu envie d’effectuer un retour aux études, en traduction. Malheureusement, j’ai dû abandonner ce projet car je me suis rendu compte que j’étais au bout du rouleau. Depuis l’accident, je n’avais pris aucune pause. J’étais épuisée. J’avoue que ça m’a déprimée. Je n’avais jamais connu d’échec auparavant et, pour la première fois de ma vie, j’ai eu peur que tous mes rêves s’écroulent.

C’est là que j’ai décidé d’aller dans le Sud, avec un préposé. J’étais persuadée que cette escapade me ferait le plus grand bien. Il m’a fallu tout planifier à l’avance: réservations pour mon fauteuil roulant, établissement adapté à mes nouveaux besoins, transport sur place. Mais ce n’était pas quelques heures d’organisation qui allaient m’empêcher d’assouvir ma passion des voyages. Une fois là-bas, assise sur la plage dans mon fauteuil, j’avoue que j’ai ressenti un pincement au cœur lorsque j’ai vu des gens courir. Mais ce n’était rien en comparaison des bienfaits que j’ai retirés de ce séjour à la mer. Quant aux curieux qui me toisaient du regard à l’occasion, je trouvais qu’il était normal que je les intrigue, sans plus. Je ne me suis d’ailleurs jamais arrêtée à cette question.À mon retour de voyage, j’étais pétante d’énergie, prête à intégrer mon chez-moi et à entreprendre des études en tourisme. J’ai mis six mois pour dénicher un appartement qui me convenait, car ce genre de logement adapté aux personnes handicapées n’est pas légion. Et j’ai entrepris mes études… qui se sont échelonnées sur 15 ans! Je voulais effectivement les pousser le plus loin possible et j’ai pris le temps de le faire. Après chaque session, je me payais un voyage et, après chaque diplôme, je m’octroyais une année sabbatique pour voyager. Au fil des ans, j’ai obtenu un D.E.C. en tourisme, un baccalauréat en communications, un certificat en gestion et, à l’heure actuelle, je poursuis une maîtrise en planification et gestion du tourisme. Mon objectif est de décrocher un emploi dans ce domaine, histoire d’allier l’utile à l’agréable. En plus de parcourir le monde pour mon plaisir, je suis parfois invitée à donner des conférences sur l’art de voyager quand on est une personne à mobilité restreinte. Et je dois dire que je suis assez convaincante, surtout lorsque je parle de mon séjour d’un mois en Australie.

Tous ces voyages m’ont permis de faire le plein d’énergie et de prendre du recul pour être en mesure de vivre mon quotidien. Car, il faut le reconnaître, mon quotidien n’est plus du tout le même depuis ce jour fatidique de juillet. Bien que je vive seule dans mon appartement, je n’ai jamais de répit. Je dois me lever et me mettre au lit à des heures précises, et ce, même les jours de congé, pour respecter les rendez-vous avec les préposées du matin et du soir qui sont chargées de faire ma toilette, de m’habiller et de s’assurer que j’aie à ma disposition tout ce dont j’aurai besoin dans la journée. De plus, si je veux aller au cinéma, je dois impérativement penser à réserver mon transport adapté, sinon je risque de regarder le petit écran plutôt que le grand.

Je compare ma vie à une mini-PME. Il me faut sans cesse gérer mon temps, mon personnel, mes activités, mes études, afin que tout s’intègre bien à l’agenda. Je fais aussi du bénévolat pour Kéroul, un organisme qui rend le tourisme et la culture accessibles aux personnes à capacité physique restreinte. Occasionnellement, on me demande si je regrette ma vie d’avant. Je n’ai jamais été du genre à avoir des regrets dans la vie, même immobile sur mon lit d’hôpital. Je me souviens d’une chose cependant… Après l’accident, j’étais persuadée que je ne pourrais pas réaliser un de mes plus grands rêves: sauter en parachute. Eh bien, deux ans plus tard, j’ai sauté. En tandem, bien sûr, attachée à mon bel instructeur, mais j’ai connu le bonheur de plonger dans le vide. En fait, si je regarde le chemin parcouru, je constate que j’ai accompli beaucoup de choses. Peut-être même plus que si j’avais eu l’usage de mes membres…

PROPOS RECUEILLIS PAR MICHÈLE BEAUCHAMP