Par une douce matinée automnale, je danse avec ma fille sur la chanson Beso, de Rosalía et de Rauw Alejandro. Le reggaeton — ce genre musical né à la fin du 20e  siècle, chanté principalement en espagnol avec des sonorités empruntées au hip-hop — est ma musique du bonheur. Une seule chanson a le pouvoir de me ramener sur les plages d’un pays sud-américain, à l’époque où ma seule ambition était de frencher le bel Australien de mon auberge de jeunesse. Aujourd’hui, une petite culpabilité m’habite: n’est-ce pas profondément sexiste, le reggaeton? Puis-je être féministe tout en tripant sur le dernier hit de J Balvin?

Au risque de vendre le punch, je sais très bien que la réponse est oui. Mais j’ai eu envie d’expliquer pourquoi. J’ai donc posé la question à deux expertes: Petra Rivera-Rideau, professeure associée au Wellesley College et autrice du livre Remixing Reggaetón: the Cultural Politics of Race in Puerto Rico, ainsi qu’à Vanessa Díaz, spécialiste en études latino-américaines et professeure associée à l’Université Loyola Marymount. 

Les origines politiques du reggaeton

«L’histoire du reggaeton remonte bien avant son succès planétaire en 2004 avec la chanson Gasolina, de Daddy Yankee», dit la professeure Petra Riviera-Rideau. En effet, les origines du reggaeton sont complexes et discutées. En résumé, le genre découlerait du dancehall jamaïcain et il aurait pris naissance au Panama, lorsque les Afro-Panaméens se sont mis à traduire des classiques de dancehall en espagnol. Au fil du temps, des enregistrements ont voyagé jusqu’à New York, puis à Porto Rico, où des artistes hispanophones avaient déjà commencé à pratiquer le rap et le hip-hop. Les styles se sont mélangés et le reggaeton est devenu la musique de la rue. À l’époque, on l’appelait «El underground» ou «reggae en español». C’était un moyen d’expression populaire, une façon de dénoncer les dynamiques raciales problématiques d’une île à l’histoire coloniale complexe. 

Depuis ses débuts, le reggaeton dérange. Ces remous sont-ils causés par les paroles explicites ou par ceux qui les chantent? Dans le balado LOUD: The History of Reggaeton, la Portoricaine Ivy Queen décrit le reggaeton comme la musique de la résistance, la voix de celles et ceux qui ont refusé de rester silencieux: des jeunes issus de milieux défavorisés, souvent d’origine afrodescendante. Entourée de célèbres reggaetoneros de l’époque, elle dénonce le racisme systémique qui se cache derrière les tentatives de les faire taire. Petra abonde dans ce sens. «Le reggaeton a fait face à de grands défis pour exister avant d’être populaire. Il y a même eu des campagnes de censure gouvernementale contre ce genre musical.» Puis, en 2004, Daddy Yankee a atteint les sommets des palmarès, et Gasolina a voyagé jusque dans les salles paroissiales du Québec pour les danses du vendredi qui ont rythmé mon adolescence.

Ivy Queen

Ivy QueenGetty Images

La révolution des femmes 

Une partie du reggaeton est exactement ce qu’on lui reproche d’être, c’est-à-dire machiste et sexiste, mais une autre partie fait son chemin vers la sphère populaire. C’est un mouvement qu’a entamé Ivy Queen dans les années 1990. Elle a été une des premières femmes à utiliser ce style pour chanter ses désirs, ses envies. «Plus le reggaeton s’est popularisé, plus il s’est diversifié. Des réalités différentes sont maintenant représentées dans cette musique», dit Petra. Elle cite en exemple la reggaetonera dominicaine Tokischa, dont les chansons explicites parlent de sexualité, mais à partir d’une perspective afrodescendante ouvertement queer. 

« Il est vrai qu’on voit de plus en plus d’interprètes féminines chanter le reggaeton à leur manière, fait observer Petra. Ivy Queen a pavé la voie à la vague d’artistes actuelles, qui inclut des hommes comme Bad Bunny. Il est important d’avoir des espaces sécuritaires, où les femmes peuvent exprimer librement leur identité et leur sexualité, et le reggaeton crée exactement ce safe space en devenant un lieu de libre expression. »

Vanessa Díaz souligne que le reggaeton a beau renforcer certains stéréotypes de genre, il ne les a pas créés pour autant. «On ne peut pas condamner un genre musical ou un artiste en particulier pour des réalités culturelles complexes qui existent indépendamment d’eux. Les chanteurs de reggaeton ont été critiqués, peu importe ce qu’ils faisaient, qui ils étaient et d’où ils venaient. Aujourd’hui, de nouvelles voix travaillent à déconstruire les stéréotypes de genre dans leur musique et dans leurs vidéoclips. Et leurs efforts doivent être reconnus.»

De Porto Rico au Chili, en passant par l’Argentine et l’Espagne, des artistes femmes, trans et queer s’amusent à se réapproprier les codes du reggaeton. C’est encore sexy, c’est encore explicite, mais c’est fait selon leurs règles. On s’éloigne de l’image de la latina hétérosexuelle excitante des vidéoclips de Maluma pour montrer des identités multiples, fortes et fières. Le reggaeton n’a jamais réellement appartenu aux hommes, et aujourd’hui, c’est encore plus clair que ce n’est pas le cas. 

Un outil de revendication politique

En 2019, des milliers de Portoricains sont descendus dans la rue pour réclamer la démission du gouverneur Ricardo Roselló. Durant quelques jours marquants, un des principaux outils de protestation a été la musique, particulièrement le reggaeton. «En la cama, une chanson au contenu très explicite de Nicky Jam et Daddy Yankee, est devenue un hymne politique, et ça a donné naissance à ce qu’on a appelé le perreo combativo [perreo combatif]», raconte Petra. Il faut savoir que le perreo désigne les mouvements de danse hautement sexuels associés au reggaeton. Traditionnellement, il était dansé par un homme et une femme. Mais plus maintenant. Cette danse, autrefois symbole de tout ce que l’on peut reprocher à la culture reggaeton, appartient désormais à tout le monde. « Durant cette révolution, on voyait des rassemblements partout dans la ville de San Juan. Les femmes, les personnes queers et les hommes dansaient ensemble pour protester », se souvient-elle.

Bad Bunny

Bad BunnyGetty Images

Le reflet de la société

Le reggaeton est le style musical le plus populaire au monde en ce moment. Bad Bunny a même été le plus écouté sur Spotify de 2020 à 2022. «Il fait quelque chose que nous n’avions pas vu dans la culture populaire avant lui. Il performe exclusivement en espagnol, il s’amuse avec les codes de genre et montre plusieurs types de représentation masculine», dit Vanessa Díaz, qui consacre même un cours universitaire à ce Portoricain. C’est un fait. Bad Bunny embrasse des hommes sur scène, n’hésite pas à s’habiller en femme pour un vidéoclip — sans que ce soit réducteur — et met du vernis à ongles. Il utilise sa notoriété pour faire rayonner la langue de García Márquez ainsi que des reggaetoneras émergentes, comme l’artiste trans Villano Antillano. 

Certains accusent Bad Bunny de faire du queerbaiting [créer du contenu en utilisant des codes précis dans le but d’attirer un public queer ou de paraître comme un allié], mais Vanessa Díaz croit en l’authenticité de sa démarche artistique. «Il est entièrement en contrôle de son persona. C’est la raison pour laquelle il est tant aimé. On avait besoin de quelque chose de vrai, et c’est ce qu’on a avec lui.» De son côté, Petra affirme que ce qui se passe sur la scène musicale est le reflet des changements dans la société. «Tous les jours, j’entends mes étudiants parler de sexe positivement. À la façon dont ils évoquent la culture queer, on voit que la génération Z est beaucoup plus ouverte sur ces questions que les précédentes.»

Petra émet toutefois un bémol important au sujet du concept d’inclusion. «Ce n’est pas parce qu’on voit plus de vedettes latino-américaines sur les grandes scènes et à la télé qu’on peut considérer que l’inclusion est systémique.» L’espagnol a beau être parlé à Saturday Night Live — Bad Bunny a récemment animé une de ces soirées mythiques — ou lors des MTV Video Music Awards, le racisme envers les Latino-Américains aux États-Unis fait encore rage. La même remarque s’applique à la visibilité LGBTQIA2S. Que l’esthétisme queer soit plus présent dans la culture populaire n’empêche pas les droits de cette communauté d’être en danger. Elle est même en recul dans certains endroits du monde, à commencer par les États-Unis.

La vraie question

Au fil des discussions, un malaise surgit au sujet de mes prémisses. Pourquoi, lorsqu’on fait quelque chose de «pas féministe», remet-on en cause son engagement féministe au grand complet? La question devrait être inversée: pourquoi écouter du reggaeton me rendrait-il moins féministe? N’y a-t-il pas un peu de classisme derrière une telle posture? J’ai posé la question à une femme dont j’admire l’intelligence et le militantisme depuis longtemps: Aurélie Lanctôt, autrice et grande fan de reggaeton. 

«Je n’ai même pas envie de reconnaître qu’il y a une contradiction là-dedans, dit Aurélie. Être féministe ne signifie pas qu’on doive suivre un régime de consommation culturelle particulier!» Ses observations font écho à celles de Vanessa: ce n’est pas le reggaeton le problème, mais plutôt qui le chante. «Ce style de musique fait réagir non seulement en raison des esthétiques latines et afro-latines qu’on vient opposer au féminisme, mais aussi à cause de son histoire, et c’est ça qui me dérange», indique l’autrice. En effet, si on juge ce type de musique, c’est souvent parce qu’on ignore d’où il vient et comment il s’est rendu à nos oreilles. On le réduit à la partie du reggaeton qui a fait son chemin dans les médias de masse, alors que nombre d’interprètes moins connus ont pourtant utilisé le genre pour dénoncer des inégalités raciales, sociales, sexistes et politiques. 

De son côté, Petra souligne que ce n’est pas parce qu’on écoute du reggaeton qu’on soutient toutes les valeurs qu’il véhicule. «Il est possible de consommer quelque chose de manière critique. En fait, c’est même souhaitable parce que c’est ainsi qu’on apprend à distinguer les discours réducteurs de ceux qui nous donnent du pouvoir.» 

«C’est comme si cette question niait le droit d’être deux choses en même temps», ajoute Vanessa. Après tout, si la nouvelle vague des artistes de reggaeton a quelque chose à nous apprendre, c’est bien qu’on gagne à être pluriel. S’éloigner d’une binarité qui nous étouffe, accepter qu’on puisse être une chose et son contraire sans remettre en question son identité, est une évolution en soi. 

Alors, non, la musique sur laquelle je décide de danser, de chanter ou de twerker n’est pas ce qui définit le sens de mon féminisme.

L’exemple de chocolat remix

En 2013, la rappeuse et productrice argentine Romina Bernardo, alias Chocolate Remix, a commencé un projet musical qui avait pour but de se réapproprier le reggaeton d’un point de vue féministe et queer.

Avec sa prose éloquente et une pointe d’humour, elle utilise ce genre musical pour dénoncer la discrimination faite envers la communauté LGBTQIA2S tout en parlant de sujets plus tabous, comme le plaisir sexuel au féminin.

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